Comprendre une Bolivie en résistance
Comprendre une Bolivie en résistance
Vue depuis lEurope, la Bolivie
a longtemps été superbement ignorée ou
réduite à limage exotique des ponchos multicolores
des populations andines. Depuis lélection, en
décembre 2005, dEvo Morales à la présidence
de la plus appauvrie des républiques de lAmérique
du Sud, le regard du monde a commencé à changer.
Pourtant, les clichés ont la peau dure.
Cest le mérite de louvrage universitaire Pour
comprendre la Bolivie dEvo Morales que doffrir aux
lecteurs français une approche plurielle et interdisciplinaire
(on regrettera néanmoins son prix trop élevé).
Accompagné de nombreuses fiches, cartes et documents, ce livre
collectif parcourt plusieurs aspects, quoique de manière
inégale : politiques et historiques, économiques
avec la question essentielle de lexploitation minière ou
des hydrocarbures, de nouveau sous contrôle de lEtat
depuis 2006. Ce travail aborde aussi les problématiques
culturelles (la musique, la question identitaire et ethnique dans un
pays majoritairement indigène), la dynamique des mouvements
sociaux ou les grandes réformes éducatives. Ainsi
qua pu le noter lécrivain Eduardo Galeano, si la
Bolivie a cessé dêtre
« invisible », cest parce quune
nouvelle dignité, une nouvelle couleur du pouvoir ont
été conquises par le peuple bolivien, quils soient
paysans cultivateurs de coca (secteur dont provient Morales),
Amérindiens de lAltiplano, classes moyennes urbaines ou
encore mineurs issus de ce quil reste du mouvement ouvrier
traditionnel. Comme nous lexpliquent Hervé Do Alto et
Pablo Stephanoni dans un texte, court et éclairant, cest
la tentative darticulation entre le
« national-populaire » et les revendications
indigènes, entre utopie indianiste et pragmatisme
économique, entre luttes sociales et institutionnalisation qui
constitue la force du Mouvement au socialisme (MAS), mais aussi qui
façonne les contradictions de la gauche au pouvoir.
Derrière cette volonté
proclamée den finir avec un héritage colonial
toujours présent, dabolir la domination des
multinationales sur les ressources naturelles, de mettre fin à
une division de classe et de « race » du
pays, il y a lécho de la « Bolivie
insurgée », celui de la guerre de leau (2000
et 2004) et du gaz (2003), des résistances collectives qui ont
fait reculer les privatisations, chuter des gouvernements corrompus et
su imposer un agenda politique alternatif. Si la Bolivie change, les
obstacles sont de taille, à commencer par les manoeuvres
dune oligarchie blanche, appuyée par
limpérialisme, qui continuera à tout faire pour
favoriser le sécessionnisme des provinces riches de lest
et saboter la mise en place des aspects les plus progressistes de la
nouvelle constitution (dont la réforme agraire).
Les « carnets boliviens »
du sociologue Franck Poupeau permettent daller au coeur
dun travail denquête exigeant, et surtout de se
plonger dans un quotidien, bien éloigné de la geste
héroïque des grands soirs ou dun regard
misérabiliste convenu. Ce « goût de
poussière » quil nous fait partager est
celui de la ville de El Alto qui domine La Paz, la capitale, avec ses
quelque 800 000 habitants, migrants pauvres déracinés,
majoritairement Aymara ou Quechua. Avec en toile de fond les
mobilisations pour laccès à leau, on
découvre lenvers du décor : les
difficultés de subsistance quotidiennes, la vie du quartier
« Solidarité » et ses réunions
communautaires, les avancées concrètes, mais aussi la
perpétuation des structures de domination (symboliques et
matérielles), au jour le jour.
Décrypter le laboratoire bolivien,
cest aussi connaître certaines de ses figures
intellectuelles : Alvaro Garcia Linera est de ceux-là. A
la fois sociologue original, inspiré par Bourdieu, Mariategui ou
Toni Negri, militant reconnu et aussi vice-président de la
Bolivie, il est parfois présenté comme le penseur
organique du gouvernement actuel. Il constitue aux yeux de Morales un
relais, au sein des institutions, entre paysans, indigènes et
populations urbaines. Doù lintérêt de
cette récente traduction en français dun de ces
essais, Pour une politique de légalité, où
il expose certaines de ces idées clefs : en Bolivie,
« la notion dégalité est fondamentale
parce quelle brise les chaînes de cinq siècles
dinégalité structurelle ». Ce texte
qui date de lannée 2000 tente délucider les
formes spécifiques des mobilisations sociales dans la
république ando-amazonienne. Il met en scène et
théorise sur larticulation (mais aussi les conflits)
entre la « forme-syndicat » en crise, la
« forme-communauté » venue de la
tradition indigène et la « forme
multitude », qui permettrait lassociation de
diverses classes et identités, unies par une volonté
daction commune, quoique provisoire. A nen point douter,
le bouillon de culture que constitue le mouvement social bolivien est
marqué par cette diversité créatrice, même
si les réflexions de Garcia Linera laissent parfois plusieurs
questions en suspens et de sérieux doutes. Dautant que
lon sait que cette analyse fortement
« autonomiste » a peu à peu
été remplacée par le vice-président,
défenseur de lEtat, de sa nécessaire refondation
certes, mais aussi de ses nombreux compromis (dont certains
dénoncés haut et fort par la Centrale ouvrière
bolivienne ou la gauche radicale, comme cest le cas en ce qui
concerne la réforme des pensions de retraites ou les
négociations permanentes avec la droite et loligarchie
autour de la Constitution). Linera nest-il pas aujourdhui
lun des défenseurs de la théorie du
« capitalisme ando-amazonien » ? On
décrypte alors mieux limportance du défi bolivien,
le fait que ce processus de « refondation »
de lEtat et de démocratisation dune
société postcoloniale reste encore très incertain.
Mais une chose est sûre : les terres qui ont porté
linsurrection de Tupac Katari (1780), la révolution de
1952 ou la guérilla du Che ne seront jamais plus les
mêmes
A propos de : Alvaro Garcia Linera, « Pour une
politique de légalité », Les prairies
ordinaires, Paris, 2008, 122 p.; Hervé Do Alto, Pablo
Stephanoni, « Nous serons des millions, Evo Morales et la
gauche en Bolivie », Raison dagir, Paris, 2008, 124
p.; Franck Poupeau, « Carnets boliviens
19992007. » Un goût de poussière, Aux lieux
dêtre, Paris, 2008, 216 p.; Denis Rolland, Joëlle
Chassin (coord.), « Pour comprendre la Bolivie dEvo
Morales », LHarmattan, Paris, 2007, 447 p.
Texte paru sur le site de la revue Dissidences : www.dissidences.net