Féministes et musulmanes ?

Féministes et musulmanes ?

Dans une récente livraison, la revue belge
« Cahiers marxistes » (oct.-nov. 2008, n°
238) aborde la question du « féminisme à
l’épreuve du multiculturalisme ».
L’épreuve du multiculturalisme, c’est celle qui
interroge le féminisme en lui demandant si
l’émancipation des femmes doit suivre le même chemin
partout et si, par exemple, la laïcité est une condition
fondamentale et incontournable du processus de libération. Les
réponses sont diversifiées, mais toutes indiquent
qu’un a priori idéologique
« laïcard » passe à
côté de ce qui se passe dans la réalité, y
compris derrière le voile.

La contribution de Sirin Tekeli montre comment, en Turquie, la question
du foulard a mis un terme à une apparente « grande
coalition » féministe qui avait permis ces
dernières années d’obtenir — en utilisant la
mise à niveau législative qu’impliquait le
rapprochement avec l’Europe — des modifications importantes
du Code pénal, faisant reculer l’idéologie
patriarcale sur de nombreux points touchant aux droits de la femme, au
contrôle et à la répression de son corps et de sa
sexualité.

    Selon S. Tekeli, la politisation extrême de la
question du foulard n’a pas renforcé la lutte pour les
droits des femmes, contrairement à ce qu’une approche
superficielle laisserait croire, mais au contraire amené la plus
grande partie de ces dernières à se ranger
derrière les hommes de leur camp, faisant disparaître
toute autonomie et revendication propres du mouvement des
femmes : « En d’autres mots, les hommes
appartenant aux camps antagonistes mènent leur combat à
travers les femmes, en les utilisant symboliquement et politiquement.
Elles sont belles et parfaitement
‹ instrumentalisées › ».
Dans ce cadre, les féministes radicales, socialistes — qui
défendent à la fois une laïcité authentique
qui n’est pas assurée par le système actuel (il
n’y pas de vraie liberté de conscience pour les
non-croyant·e·s, les alévi·e·s et
les chrétienn·ne·s, par ex.) et la liberté
pour les femmes voilées de suivre l’Université au
nom du droit à l’éducation — voient leur
marginalisation s’accroître. Cela au moment même
où les violences contre les femmes augmentent de même que
leur discrimination sur le marché du travail et dans les
assurances sociales s’accroît.

Femmes modernes et islamiques en Iran

Nahid Motie, qui enseigne à l’Université ouverte de
Téhéran, rappelle que la coupure entre d’une part,
des femmes modernes — soit vivant selon des préceptes
occidentaux — et les femmes islamiques remonte au régime
des deux Shahs, Rheza et Mohammad Pahlavi qui menèrent une
modernisation autoritaire. L’interdiction de porter le tchador
dans les lieux publics, appliquée en arrachant le voile des
femmes et en les battant eut pour effet de renvoyer les femmes, en
majorité croyantes, dans leur foyer :
« Alors que les femmes modernes jouissaient d’un
accès à différentes possibilités en
matière d’éducation ou de travail, ce
n’était pas le cas des femmes islamiques, totalement
ignorées […] Après la révolution islamique, les
femmes modernes ont payé le prix de cette modernisation
autoritaire : elles furent contraintes de porter le voile, de
subir la loi islamique et d’abandonner tout emploi ».

    Reste que cette dualité tend
aujourd’hui à disparaître, sous l’effet de
plusieurs facteurs. Le premier serait que certaines femmes islamiques
ont compris que l’Islam ne permettait pas de donner une solution
adéquate à tous les problèmes et que les questions
majeures dépendaient de la position sociale et légale des
femmes. Le deuxième réside dans les contradictions qui
existent entre les textes législatifs, par exemple sur la garde
des enfants, l’un maintenant une domination patriarcale pure et
dure, l’autre admettant certains droits pour la femme.
Troisièmement, le courant dit réformiste de la
hiérarchie religieuse donne la possibilité
d’interpréter le Coran de manière plus moderne en
matière de discrimination sexuelle. Enfin, l’image
d’un « féminisme » monolithique
a peu à peu été remplacée par une vision
plurielle. La division absolue entre modernistes et islamistes a donc
cédé, ces dernières modifiant leur perception de
la femme, qui désormais doit s’engager dans vie publique
et privée pour bâtir un monde meilleur. De leur
côté, les femmes modernes ont appris à ne pas nier
ou ignorer la culture islamique dans la vie quotidienne, argumentant
même à partir des textes progressistes de l’Islam
pour défendre les droits de femmes. Mettant volontairement de
côté la question du voile, ces deux courants se
concentrent sur les revendications féminines cherchant, non sans
heurts, à coopérer par exemple dans le cadre de la
rédaction d’un Livre noir sur la situation des femmes, le
lancement de la « Campagne d’un million de
signatures », l’organisation de manifestations de
rue et l’opposition au nouveau projet de loi sur la famille qui
accorde plus de pouvoir aux hommes en matière de polygamie et de
« mariage temporaire ».

Europe : naissance d’un mouvement féministe musulman

Malika Hamidi souligne dans son étude le développement
d’un mouvement féministe musulman dans le monde, mais
aussi en Europe. Il est issu à la fois d’une
théologie féministe de l’Islam (par analogie avec
la théologie chrétienne de la libération) et
d’actions politiques, comme celle de Sisters in Islam en
Malaisie, dont le manifeste contre les violences sexistes eut un grand
écho. Dans le monde occidental, les femmes musulmanes et/ou
issues de l’immigration sont souvent tiraillées entre
pratique culturelle du pays d’origine, des parents, et mode de
vie du pays d’accueil. Le féminisme musulman leur permet
de se mettre en mouvement, alors que le discours féministe
à prétention universaliste semble les exclure et les
« essentialiser » comme musulmane ou
immigrées, reproduisant la division entre Occident moderne et
éclairé et Orient barbare et obscurantiste. Il y a alors
nécessité de décoloniser la pratique
féministe. Un constat qui pose au fond la question qui traverse
tous les articles de la revue : comment redéfinir,
collectivement et dans l’action, un nouvel universalisme des
droits des femmes, un nouveau féminisme
libérateur ?

Daniel Süri