Forum social mondial: Un appel pour « bien vivre » plutôt que vivre mieux
Forum social mondial: Un appel pour « bien vivre » plutôt que vivre mieux
Signé par des dizaines
dorganisations indigènes, essentiellement
américaines, sur proposition des organisations andines,
l«Appel des Peuples Indigènes au FSM de Belem face
à la crise de civilisation» rompt avec les réponses
qui entendent renforcer le rôle de lEtat et
sappuient sur les plans de relance économique. Son
ambition est de lutter contre la marchandisation de la vie en
défense de la «mère terre» et de se battre
pour les droits collectifs.
Lappel définit la crise de civilisation comme la
conjonction des crises économique, environnementale et de
légitimité démocratique. « Nous ne
voulons pas vivre mieux, nous voulons vivre bien ! ». Le
« bien vivre » soppose au «vivre
mieux», qui ne serait corrélé quà
laugmentation de la richesse matérielle et à la
consommation de biens. Objectif : la défense des biens
collectifs et un processus démocratique qui mette les
responsables sous le contrôle direct de ceux-celles qui les ont
désignés et déconstruise la conception de
lEtat issu du pouvoir colonial pour le remplacer par un Etat
décentralisé et multinational où chaque
communauté établira des relations de même niveau
avec les autres.
Les peuples indigènes des Andes jouent un
rôle central dans cet appel. À la différence des
peuples amazoniens ou même centro-américains, les peuples
andins nont que deux langues communes, le quechua et
laymara, ce qui facilite les échanges dans un ensemble de
six pays de la Cordillère. Dans les trois pays centraux
Equateur, Pérou et Bolivie , la population
indigène est majoritaire, alors que le pouvoir a toujours
été, jusquà très récemment,
dominé par les élites blanches, au point que les blancs
sont souvent désignés comme des
« pizarros », descendants de Francisco
Pizarro, le conquistador qui a vaincu lempire inca et
assuré la domination espagnole dans la région.
La lutte démocratique pour permettre
laccession au pouvoir de la majorité indigène
sest ainsi confondue avec la défense des droits
spécifiques de ces communautés et la recherche
dune nouvelle forme de relation entre les différentes
parties constituantes de chacun des Etats de la région. Une
situation très différente de celle du Mexique, où
les processus révolutionnaires de la fin du 19e siècle et
du début du 20e siècle, et larrivée au
pouvoir de dirigeant·e·s indigènes ou
métis, ont fait émerger un sentiment national qui ne se
confond pas avec les revendications des communautés
indigènes.
Si lidentité indigène tire ses
sources de lAmérique précolombienne, elle se
nourrit aussi dapports militants et intellectuels et
dexpériences plus récentes. En Bolivie, le
syndicat des mineurs, colonne vertébrale de la COB, la centrale
ouvrière du pays, a joué un rôle décisif
dans la révolution de 1953 et dans la résistance aux
dictatures militaires des années 60 et 70, et beaucoup de
syndicalistes issus du secteur minier mais contraints à
retourner à la terre lorsque les mines ont fermé ou
licencié sont devenus les cadres du mouvement paysan qui a
porté Evo Morales au pouvoir.
Au Pérou, le bilan de la guerre menée
par Sentier lumineux a été intégré par les
mouvements indigènes en renforçant leur méfiance
vis-à-vis dun pouvoir étatique qui a
multiplié les assassinats en réprimant les luttes
populaires, mais aussi vis-à-vis dune tradition politique
violente et sectaire. Sur le plan intellectuel, les mouvements
indigènes se sont inspirés des idées du sociologue
portugais Boaventuro do Santos et surtout des travaux dAnibal
Quijano, un sociologue péruvien qui a expliqué le
caractère inséparable du colonialisme et du racisme dans
le « modèle de pouvoir » qui
sest imposé en Amérique latine dès le 16e
siècle et qui a donné une coloration particulière
à luniversalisme européen.
Lintérêt de cet appel est de
dessiner une alternative très différente des
réponses néo-keynésiennes et néo-fordistes
qui dominent dans les mouvements sociaux et partis de gauche.
Lappel évite également lécueil de la
« décroissance » en
déplaçant le terrain de la discussion : il ne
sagit pas de réduire notre consommation en
général et de manière abstraite, ce qui est bien
évidemment inacceptable pour les centaines de millions et les
milliards dhabitant·e·s de cette planète
qui souffrent de la faim, du mal-logement, de labsence de
service public et de soins inaccessibles, mais de lutter contre le
consumérisme en partant de la qualité de la vie et non du
volume de consommation.
Partir du concept de « bien
vivre » permet également de redonner une
perspective de changement densemble à toutes celles et
ceux qui, ne croyant plus aux modèles de transformations
sociales portés par la gauche dans les décennies
précédentes, se sont tournés vers les philosophies
de la « bonne vie » ou même vers les
démarches de développement personnel. Le changement de
paradigme que porte cet appel nécessitera des débats et
demandera des précisions et des améliorations. (
)
Mais lintérêt de cet appel est de donner une
perspective universelle basée sur la défense des biens
communs, biens qui incluent les ressources naturelles, des biens
matériels mais aussi des connaissances et des traditions
basées sur lentraide et la solidarité.
Lappel propose enfin un agenda
daction. Le premier rendez-vous est interne aux mouvements
indigènes mais il sera décisif. Du 27 au 31 mai 2009,
à Puno, au Pérou, près de 5000
militant·e·s sont attendus pour le 4e Sommet continental
des peuples et nationalités indigènes sous le titre
«pour des Etats plurinationaux et le vivre bien» et cette
réunion décidera des formes à donner à la
mobilisation. Le 12 octobre, jour anniversaire de
larrivée des Espagnols en Amérique, lappel
propose une journée mondiale daction, et enfin,
début 2010, lorganisation dun forum mondial
thématique sur la « crise de
civilisation ».
* Tiré de www.alternatives.ca (3 février 2009). Version légèrement abrégée.