L’«année Jean Calvin»: la mémoire dominante d’un dominateur !

L’«année Jean Calvin»: la mémoire dominante d’un dominateur !

La cité de Genève est
entrée dans l’« Année Jean
Calvin », période de commémoration du 500e
anniversaire de la naissance du réformateur protestant qui a
marqué son histoire…

De nombreuses manifestations vont jalonner cette commémoration
qui a trouvé paradoxalement un financement public partiel
à l’initiative des forces politiques conservatrices qui
sont habituellement les plus opposées à toute
dépense de l’Etat.

    « Il se trouvera toujours un Castellion pour
s’insurger contre un Calvin et pour défendre
l’indépendance souveraine des opinions contre les formes
de la violence ». C’est ainsi que Stefan Zweig
concluait, en 1936, un pamphlet contre Calvin, Conscience contre
violence (réédité en 2008 par Le Castor Astral).
Ce texte magnifique rappelait aussi la formule forte de
Sébastien Castellion après que
l’« hérétique » Michel
Servet eût été brûlé à Champel,
tout près de Genève : « tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme ».

    Dans cet ouvrage, l’auteur mettait en exergue
la figure courageuse de celui qui avait eu l’audace, en plein
XVIe siècle, de dénoncer Calvin au nom du respect de la
vie, «parce qu’il n’y a pas de commandement divin ou
chrétien qui ordonne la mort d’un homme ». Il
prenait ardemment la défense de ce Castellion, cet hardi
défenseur de la liberté pour qui, par ailleurs,
« on ne saurait imposer à personne une
conviction ». Il dénonçait en même
temps un homme, Jean Calvin, qui, dès lors qu’il
s’agissait de sa doctrine, perdait « toute mesure et tout sentiment humain ».
Il dressait aussi un portrait peu flatteur d’une
société genevoise dominée par le calvinisme auquel
elle s’était elle-même soumise, avec son
régime de terreur et son contrôle social dans lequel tout
le monde finissait par être impliqué, donnant finalement
l’impression qu’un « voile gris » avait été « étendu sur cette ville autrefois libre et gaie ». En effet, « quand
[…] chaque citoyen doit s’attendre à tout moment
à être interrogé, perquisitionné, quand il
sent constamment fixés sur lui des regards à
l’affût de ses moindres gestes, quand des oreilles
écoutent chacune de ses paroles », alors
« toute volonté de résistance doit
finalement succomber » et la ville devient « telle
que l’a voulue Calvin : dévote, timide, terne,
entièrement soumise à une seule volonté :
la sienne
 ».

Polémique et anachronisme ?

L’ouvrage de Stefan Zweig était polémique. Il
risquait aussi l’anachronisme. Mais il ne s’agissait
évidemment pas d’une véritable étude
historique. C’était un texte qui parlait surtout, de
manière indirecte, du contexte tragique dans lequel il avait
été rédigé au cours des années
trente. Contrairement à ses éditeurs, l’auteur ne
rapprochait pas explicitement Jean Calvin et Adolf Hitler. Mais il
indiquait un peu plus subtilement, pour tous les contextes historiques,
que « c’est justement au moment où la liberté
nous fait l’effet d’une habitude et non pas d’un bien
sacré qu’une volonté mystérieuse surgit des
ténèbres de l’instinct pour la violenter ».
S’agissant d’une rédaction de 1936, l’allusion
paraît cependant assez claire. Elle concernait sans doute
l’instauration de la dictature nazie, mais pas encore les crimes
de la Seconde Guerre mondiale.

    Toutefois, dans sa belle introduction, qui devrait
absolument être relue et méditée aujourd’hui,
alors que s’affirment autour de nous d’inquiétants
populismes identitaires, Stefan Zweig interrogeait des
phénomènes qu’il voyait comme inscrits dans une
longue durée. Jean Calvin et Sébastien Castellion y
apparaissaient dès lors comme « les représentants
visibles d’un antagonisme invisible en même temps
qu’insurmontable », c’est-à-dire d’un
« antagonisme entre la liberté et
l’autorité », entre l’autonomie
d’un citoyen libre de ses opinions et le conformisme soumis
d’un troupeau exalté.

Mémoire officielle genevoise et droits humains

La République et Canton de Genève a choisi la
Restauration du 31 décembre 1813 comme commémoration
officielle de son existence. C’est-à-dire un retour
à une indépendance qui tournait le dos aux droits
démocratiques de tous avec l’arrivée de troupes
autrichiennes mettant fin à la période de domination
française pour confier à nouveau la cité genevoise
aux quelques familles patriciennes de l’Ancien Régime.
C’est ce qu’elle commémore aujourd’hui encore,
chaque dernier jour de l’an, à coups de canon sur les
remparts de la ville. Mais voilà maintenant que ses
élites et ses forces dominantes s’obstinent à
privilégier des références mémorielles qui
ne s’accordent pas davantage avec ces droits humains dont Stefan
Zweig nous rappelait fort à propos dans son ouvrage des
années trente qu’ils n’étaient
« jamais conquis définitivement », et
avec cette liberté dont il déplorait qu’elle
n’était jamais « à l’abri de la
violence, qui prend chaque fois une forme
différente ».

    En matière commémorative, les choix
qui sont effectués quant aux figures de référence
ou aux symboles identitaires qu’il s’agit de mettre en
exergue ne sont jamais neutres, ni innocents. Aussi cette
«année Calvin» mérite-t-elle bien des
réflexions et une certaine mise à distance critique, que
la lecture de l’ouvrage de Stefan Zweig ne peut que stimuler. Et
puisque, en effet, il vaut toujours mieux rendre hommage à des
Castellion qu’à des Calvin, on peut rappeler à tout
hasard que l’année 2009 marquera également un autre
anniversaire, celui du centenaire de l’assassinat, à
Barcelone, du pédagogue et libre-penseur libertaire Francisco
Ferrer y Guardia. Un meurtre politique qui avait eu beaucoup
d’écho et donné lieu à de nombreuses
protestations internationales à l’époque. Et dont
il vaut la peine de se souvenir autour de valeurs plus
démocratiques.

Une exigence de liberté…

Sans entrer dans les tenants et les aboutissants des actes, des
idées et des traits spécifiques de tous ces Servet,
Castellion, Calas, Dreyfus, Ferrer, et bien d’autres encore dont
chaque histoire est singulière, il n’en reste pas moins
que la longue durée nous donne à voir une certaine
continuité des manières par lesquelles les principes de
justice les plus élémentaires peuvent être
bafoués par les pouvoirs en place à différentes
époques. Il n’y a donc pas que de l’anachronisme
dans les propos de Stefan Zweig qui, encore une fois, ne
relèvent pas d’une démarche d’histoire et se
situent à un tout autre niveau. Il y a surtout la belle
affirmation d’une exigence fondamentale de liberté.

    Ce n’est pourtant pas sur ce thème que
porteront les célébrations genevoises de 2009 autour de
la figure problématique et peu amène de Jean Calvin. Les
manifestations de la mémoire dans l’espace public sont
ainsi faites qu’elles dépendent des conditions politiques
et des sensibilités dominantes du moment. Celles de
Genève sont ainsi significatives. On peut certes espérer
que des manifestations scientifiques les nourriront aussi de
connaissances nouvelles et d’analyses critiques. Toutefois, dans
une cité qui accueille des organisations internationales
vouées à la défense des droits humains, il y
aurait peut-être mieux à faire !

Charles Heimberg *




* Article mis en ligne le 21 janvier 2009
sur www.mediapart.fr
(rubrique « Usage et mésusages de l’histoire »).
Intertitres de notre rédaction


Engagé au cœur de la Réforme, Sébastien
Castellion est un exemple d’intellectuel courageux. Disciple de
Calvin à Strasbourg puis régent du Collège de Rive
fondé par Calvin à Genève, il
n’hésite pas à s’opposer à lui. Il
n’admet pas les compromissions et les hypocrisies de la
théocratie genevoise et s’exile à Bâle
où il survivra dans la misère. Mais c’est
l’exécution de Miguel Servet sur un bûcher
dressé par les Genevois calvinistes qui le poussera à
écrire le Traité des Hérétiques. Avec un
style acéré, une grande connaissance des Ecritures et des
écrits de son temps, une pointe d’ironie et une bonne dose
de courage, Castellion attaque le droit jusqu’alors
accepté, des puissants à imposer, par le fer et le feu,
leurs opinions à leurs sujets. Cet ouvrage consommera sa rupture
avec Calvin qui se lancera dans d’hypocrites explications pour se
justifier du supplice de Servet auquel il prétend
d’ailleurs n’avoir rien à voir. Sans peur et sans
provocation, Castellion répondra alors à la justification
de Calvin en la démontant point par point. Ouvrage
précurseur, le Traité des Hérétiques jette
les bases philosophiques de la tolérance religieuse, et annonce
la philosophie des Lumières.

(Réd.)