Judith Butler pour débutants

Judith Butler pour débutants

Judith Butler est l’auteure de
l’un des livres les plus influents de ces vingt dernières
années: Trouble dans le genre. Le féminisme et la
subversion de l’identité (1990). Elle y met en question
l’idée passe-partout selon laquelle le sexe serait quelque
chose de naturel, tandis que le genre se construirait socialement. Ses
travaux philosophiques sont complexes et difficiles à vulgariser
sans les dénaturer, raisons pour lesquelles ils sont largement
ignorés d’un large public. Ils ont pourtant
contribué à construire ce qu’on appelle de nos
jours la théorie queer, jouant aussi un rôle fondateur
dans l’essor du mouvement queer. Cette brève
présentation résume de façon simplifiée les
éléments clés de cette pensée originale. En
effet, dans la mesure où elles sont utiles à la
réflexion, les idées complexes ne doivent pas rester
l’apanage des spécialistes.

1. Le tournant radical opéré par Judith Butler

Ce tournant s’est opéré autour du genre, marquant
l’évolution des idées à son sujet au sein
des courants féministes. Lorsque Judith Butler publie Trouble
dans le genre,
en 1990, les conceptions dominantes opposent grosso modo deux camps.
Pour l’un, le genre féminin ou masculin ne serait que
l’interprétation culturelle de la différence
sexuelle ; pour l’autre, la différence sexuelle
s’enracinerait plus fondamentalement dans des causes
« naturelles ». Ces deux visions ne remettent
pas en cause la notion primaire de « sexe »,
celui-ci étant envisagé comme «naturel» et
indépendant des circonstances historiques et sociales.
    Butler postule en revanche que le
« sexe », envisagé comme base
matérielle et naturelle du genre – lui-même un
concept sociologique et culturel – est en réalité
aussi une construction idéologique. Cette construction est le
fruit d’un système social au sein duquel la notion de
genre fonctionne déjà comme une norme. Autrement dit,
considérer l’opposition de deux sexes comme un fait de
nature ne fait que prolonger une logique binaire préexistante:
celle du genre.

2. Judith au début des mouvements « queer »

Cette perspective, dans laquelle sexe et genre sont radicalement
vidés de leur fondement naturel, remet en cause la
catégorie de « femme » (au singulier
comme au pluriel), et enjoint les féministes à revoir
leurs présupposés en comprenant que, plus qu’un
sujet collectif considéré comme un donné,
« les femmes » recouvrent surtout une
entité politique. En même temps, cette profonde remise en
cause de la dualité du genre, en tant qu’expression
sociale de la dualité des sexes, conduit à
considérer les normes associées traditionnellement au
genre comme un dispositif qui peut aussi être mis à profit
pour alimenter la subjectivité.
    Cette remise en cause de la dualité du genre
va ainsi servir de fondement théorique et fournir des outils et
des arguments à d’autres groupes, préalablement
catalogués comme minorités sexuelles, qui – avec
les femmes – étaient et sont encore exclus, victimes de
ségrégations et de discriminations, en raison d’une
conception binaire du genre. C’est ainsi, que le tournant radical
opéré par Butler a pu stimuler l’essor et le
développement du mouvement queer, ainsi que des mouvements
associés à la transsexualité [le fait de se sentir
appartenir à un autre sexe que son sexe biologique, NDT] et
à l’intersexualité [le fait d’avoir un sexe
biologique ambigu, NDT].

3. Et le sexe… où est-il ?

L’empreinte de Michel Foucault, en particulier de son travail sur
l’Histoire de la sexualité, est évidente. Mais
voilà, si avec Foucault, le dispositif de la sexualité ne
tient pas compte du genre, pour Butler il en est un
élément essentiel. Après Butler, le genre
n’est plus perçu comme l’expression d’un
être intérieur, ou comme l’interprétation
d’un sexe préexistant. Pour elle, la stabilité du
genre, qui est ce qui rend les sujets intelligibles dans le cadre de la
norme sociale hétérosexuelle, nécessite que soient
aliénés sexe, genre et sexualité ; un processus
utopique, constamment remis en question, et qui échoue en
permanence.
    Il faut souligner ici que Butler ne nie pas
l’existence du sexe, mais que l’idée d’un
« sexe naturel », organisé sur la base
de deux positions opposées et complémentaires, est un
dispositif qui permet que le genre soit cloisonné à
l’intérieur de la norme sociale
hétérosexuelle. En d’autres termes, il ne
s’agit pas d’invoquer un constructivisme radical pour
prétendre que le corps n’est pas matériel, il
s’agit simplement d’affirmer qu’on ne peut
accéder à cette matérialité, à la
« vérité » ou à la
« matière » du corps,
qu’à travers un imaginaire, un discours, une pratique et
une norme sociale.

4. Le genre : un rôle assigné avant d’être joué

Avant d’être joué, le genre serait un rôle
assigné. La différence qui consiste à envisager le
genre comme un rôle joué ou comme un rôle
assigné n’est pas triviale. Dire que le genre est un
rôle joué n’est pas entièrement faux, si par
là nous entendons que le genre est en effet une performance, et
non pas un attribut des sujets avant même qu’ils ne le
jouent. Néanmoins, dans la mesure où le jeu du genre
n’est pas un jeu isolé, « un
acte » que l’on peut distinguer dans son
déroulement singulier, l’idée de performance peut
induire en erreur. Parler plutôt du genre comme d’un
rôle assigné implique en effet qu’il est un jeu
réitéré et obligatoire, dans le cadre de normes
sociales qui s’imposent à nous.
    Le jeu que nous jouons par rapport au genre est
arbitré par les récompenses et les punitions que
distribue le système social. Le jeu du genre est ainsi
indissociable d’un environnement social : il s’agit
d’une pratique sociale, d’une réitération
continue et constante dans laquelle la norme du genre se
négocie. Lorsqu’il joue, le sujet n’est pas
maître et libre de son genre, mais se voit obligé de jouer
le genre prévu par les normes sociales qui le promeuvent et le
légitiment, voire le sanctionnent et l’excluent. Ainsi, au
cœur de cette tension, « le jeu du
genre » est assimilable à une négociation
dans le cadre de cette norme sociale.

5. Pouvoirs et politiques

On comprend donc bien que parler du genre c’est parler de
relations de pouvoir. En effet, il faut bien avoir à
l’esprit, que « jouer le genre » en
s’éloignant des normes sociales comporte certains
risques : non seulement l’exclusion, mais la
possibilité de ne plus être considéré comme
un sujet réel à part entière, voire même la
mort. Mais c’est là que résident aussi les
opportunités politiques signalées par Butler : si
le genre n’existe pas en dehors de ce jeu, et que les normes du
genre ne sont pas autre chose que la réitération et la
mise en œuvre de ce jeu, il sera toujours sujet à des
mises en cause et à des renégociations, et donc toujours
ouvert à la transformation sociale.
    Les normes qu’incarnent les sujets peuvent se
reproduire de telle sorte que les normes hégémoniques du
genre restent intactes. Mais ces dernières sont aussi
menacées du fait que leur répétition implique des
modalités de jeu qui peuvent aussi les pervertir, les fragiliser
ou les mettre en question en les subvertissant et en les transformant.
Cette instabilité intrinsèque des normes laisse ainsi
apparaître des opportunités politiques.

6. L’apparition de l’homosexualité

Avec d’autres auteures – comme Monique Wittig, Adrienne Rich ou Gayle
Rubin –, Judith Butler met en évidence que les conceptions
du genre sont tributaires de la matrice hétérosexuelle de
nos sociétés : elle montre que la
masculinité et la féminité idéales reposent
sur une même présomption
d’hétéro­sexualité.
    En partant d’un schéma freudien, on
admet généralement l’idée normative que
l’identification à un genre exclut le désir envers
celui-ci : on désirera donc le genre avec lequel on ne
s’identifie pas – l’identification à une femme
implique un désir  tourné vers le genre masculin, et
vice versa. Ce préjugé permet de comprendre qu’on
ait considéré qu’un homme qui désire
d’autres hommes ait tendance à être
efféminé ; de même, qu’une femme qui est
attirée par le féminin, s’identifierait au
masculin. Pourtant, Butler montre que ce n’est pas
nécessairement le cas. « [La sexualité]
n’est pas seulement la confirmation du genre : loin de
l’affermir, elle peut l’ébranler en retour. (…)
C’est lorsque s’entrechoquent genre et sexualité que
naît le trouble du genre », note Eric Fassin, dans
sa préface à l’édition française de
Trouble dans le genre.

7. La loi du désir

Selon Judith Butler, désir et identification n’ont pas
à s’exclure mutuellement. Qui plus est, ils n’ont
pas non plus à être univoques. Il n’y a aucune
raison essentielle qui justifie que l’on doive s’identifier
unilatéralement et sans équivoque à un genre
donné. De même, il n’y a non plus aucune
nécessité à orienter son désir vers un
genre ou un autre, comme le montre la bisexualité.
    La masculinité et la féminité,
en tant qu’idéaux auxquels aucun sujet ne peut
accéder de façon absolue, peuvent être – et
de fait sont – distribués, incarnés,
combinés et signifiés de manière contradictoire et
complexe chez chacun·e. De plus, il n’y a pas
d’incarnation ou de jeu de la féminité ou de la
masculinité qui soient plus authentiques que d’autres, ni
plus « véritables » que
d’autres. Ce qu’il y aurait, dans le meilleur des cas, ce
sont des formes de négociation de ces idéaux plus
sédimentés, et à cause de cela plus
naturalisés ou légitimés que d’autres, ce
qui par conséquent les rend « plus
respectables » au regard d’un imaginaire social qui
continue d’être fondamentalement
hétérocentré.

—————

Mouvement queer

On considère généralement que le mouvement queer
est né dans les années 80, aux Etats-Unis, en
réaction à l’offensive réactionnaire de
l’administration Reagan contre la communauté gay, en
réponse aux débuts de l’épidémie du
sida. Tout d’abord, pour transmettre efficacement les
recommandations préventives du safe sex, il fallait toucher des
catégories hybrides, par ex. les
prostitué·e·s, les bisexuel·les, qui
n’appartenaient pas aux populations cibles les plus clairement
identifiées. En même temps, le mouvement queer protestait
contre l’institutionnalisation de la communauté gay et
contre sa façon de se considérer quasiment come une
« ethnie » à part, qui revendiquait
simplement les mêmes droits que les autres. Une communauté
tendant de plus en plus à s’identifier à ses
porte-parole blancs, de classe moyenne, solvables et favorables
à l’assimilation. Au contraire, le mouvement queer –
une injure qui signifie « pervers » ou
« anormal » – invoquait ouvertement sa
marginalité, sa diversité (coalition arc-en-ciel) et la
radicalité de ses positions et de ses formes d’action. JB

—————

L’invention de la parole

Entretien avec Judith Butler

Judith Butler est née le 24 février 1956 dans une famille
juive pratiquante. Elle est professeure dans les départements de
rhétorique et de littérature comparée de
l’Université de Berkeley à San Francisco. Sa
thèse en philosophie portait sur les réflexions
hégéliennes au vingtième siècle en France.
Elle a contribué à mettre en question le féminisme
occidental pour l’ouvrir aux théories queer et aux
études de genre (voir plus haut). Elle est politiquement
engagée et  membre aujourd’hui du comité de
parrainage du Tribunal Russel sur la Palestine, dont les travaux ont
commencé le 4 mars 2009. Elle s’entretient ici avec
Milagros Belgrano Rawson. (réd.)

Milagros Belgrano Rawson : Comment voyez-vous
l’évolution de cette contrainte que vous avez
appelée la « matrice
hétérosexuelle » dans les cinq
dernières décennies ? Quels changements sont
intervenus et à quoi sont-ils dus ?

Judith Butler : Je pense
que nous devons accepter que la « matrice
hétérosexuelle » est une manière
d’essayer de décrire les opérations changeantes de
l’hétérosexualité hégémonique
et obligatoire, et que cette « matrice »
n’a pas une seule formulation. Parfois, une construction
théorique comme la « matrice
hétérosexuelle » agit comment le point de
départ d’une analyse mais elle n’est pas descriptive
en soi-même. Nous pourrions parler des changements survenus
durant les cinq dernières décennies au sein de certains
contextes géopolitiques et nous noterions certainement
qu’il y a plus d’espace pour d’autres modes de
sexualité – gay, lesbien, bisexuel –, mais nous
devrions aussi rendre compte des nouvelles méthodes de
normalisation qui ont émergé durant les dernières
décennies. Ce qu’il est sans doute important de
considérer, c’est la façon évidente
qu’ont les gens, de quelque orientation sexuelle que ce soit, de
faire une distinction entre reproduction et sexualité. Il
faudrait également se rappeler que le fonctionnement de la
matrice hétérosexuelle, non seulement impose
l’hétérosexualité, mais contrôle aussi
les termes du genre. Ainsi, il est important de suivre aussi la
manière qu’ont les modes de présentation des
questions de genre d’être désormais associés
avec l’orientation sexuelle de façon plus claire ou
prévisible. Il y a bien évidemment des régions du
globe où il est plus difficile de suivre le
« progrès », de telle sorte que nous
aurions probablement besoin de développer un plan dynamique et
complexe pour évaluer et penser avec plus de soin quand et
où opère la matrice hétéro­sexuelle.

Comment imaginez vous un futur où la norme binaire se serait dissoute ?

Il n’est pas nécessaire de s’imaginer un futur dans
ce sens, car la réfutation du système binaire des genres
a déjà eu lieu. Le défi est de trouver un
meilleur vocabulaire pour les manières de vivre le genre et la
sexualité qui ne s’emboîtent pas si facilement
à la norme binaire. De cette manière, le futur est dans
le passé et dans le présent, mais nous avons besoin de
produire la parole dans laquelle la complexité existante puisse
être reconnue, et où la peur de la marginalisation, de la
pathologisation et de la violence soit radicalement
éliminée. Peut-être que notre lutte ne
réside pas tant dans la production de nouvelles formulations du
genre que dans la construction d’un monde dans lequel les gens
puissent vivre et respirer dans le cadre de la sexualité et du
genre dans lesquels ils vivent déjà.

Quelles sont les conséquences politiques associées à ces nouvelles perspectives ?

Certaines sont claires : l’opposition de tous les jours
à la violence médicale et policière à
l’égard des personnes transgenres, la formation de
nouvelles alliances entre féministes, lesbiennes, gays et
bisexuels, queer, genderqueer [qualificatif recouvrant les
identités de genre distinctes du masculin ou du féminin,
NDT], transgenres et intersexes ; le fait que
l’homo­sexualité et la transexualité ne soient
plus considérées comme des pathologies dans les manuels
et pratiques médicales ; la production d’espaces culturels
où, à travers l’art, il soit possible
d’explorer les luttes et les plaisirs de ces vies
particulières ; le développement de formes
d’activisme moins basées sur une identité stricte
que sur une forme d’affiliation, où la différence
ait plus de valeur que son dépassement.

Est-il possible d’adapter votre travail théorique,
surtout celui qui concerne les thématiques de genre, à la
vie quotidienne ?

Il y a différentes manières de répondre à
cette question. Ma première réponse est de dire que le
travail et l’amour sont en relation, et par là je veux
dire que j’aime mon travail et que mon travail vient en partie de
mes réflexions sur les conditions de l’amour. Mais
c’est plus que cela : je crois que le genre a beaucoup
à voir avec les relations que nous entretenons dans la vie. Ce
n’est pas toujours l’aspect le plus important de toute
relation, mais le genre est une façon de rentrer en relation. Je
pense que les gens sont partout confus par rapport au genre, et cela
même lorsqu’ils sont en train d’y prendre plaisir, de
telle sorte qu’ils considèrent les ressources culturelles
à leur disposition pour donner un sens à ces questions.
La théorie académique est seulement l’une de ces
ressources parmi d’autres.

Mais étant donné que vous faites des théories
sur l’amour, la sexualité, le désir, et le genre, y
a-t-il une quelconque façon d’appliquer certains de vos
résultats ?

Je ne pense pas que la théorie doive être
appliquée. Il ne s’agit pas d’un ensemble de
prescriptions abstraites, applicables à la vie pratique. La
théorie ne vous dit pas comment faire les choses, mais elle
ouvre des possibilités. Dans un monde qui n’arrête
pas de fermer des portes, il est important d’en ouvrir. Un jour,
Nancy Fraser (une philosophe féministe nord-américaine)
me demanda comment distinguer les ouvertures qu’il fallait
valoriser des autres. Elle cherchait une façon de mesurer les
normes. Quant à moi, je crois qu’il s’agit de
maximiser les possibilités de vivre sa vie, même si
celle-ci est précaire. De toute manière, je suis toujours
surpris que les gens adoptent une théorie et fassent ensuite
leur propre analyse d’une pratique sociale
déterminée – quelque chose que je ne pourrais pas
faire. Parce qu’en sortant du contexte dans lequel elle a
été créée, cette théorie se
convertit en quelque chose de différent. Pour moi, la
théorie est une démarche insuffisante. Encore faut-il la
reproduire dans des contextes différents pour qu’elle se
convertisse en quelque chose d’autre. Dès que cette
opération s’effectue, alors on peut dire qu’une
théorie a eu du succès.

Et alors il est possible de laisser une marque dans le monde ?

Lorsque j’étais à la faculté, je faisais
partie d’un mouvement émergent gay et lesbien (le
mouvement queer n’existait pas à ce moment-là) et
j’étais une féministe engagée. Ce que je ne
comprenais pas, c’était comment j’allais arriver
à rassembler tous ces mondes différents. Ils me
paraissaient séparés et je voyais des risques à
tenter de les unifier. Mais peu à peu, d’une certaine
manière, ils se sont unifiés et je me suis
retrouvée dans une bonne position. Je ne suis pas certaine
qu’en tant que personne je puisse faire une différence.
Mais je fais partie d’un mouvement de pensée plus profond
qui a fait et fait encore une différence.

Vous avez appuyé Obama avant son élection. Êtes
vous jusqu’ici satisfaite de ses premiers mois au
gouvernement ?

C’est vrai que j’ai voté pour Obama lors des
primaires démocrates et de l’élection finale, mais
j’avais quelques doutes sur ses positions. C’est un
démocrate centriste et il est important de comprendre que la
« gauche » est formée de mouvements
sociaux radicaux qui ne sont pas toujours bien
représentés par Obama ou ses fonctionnaires. Mon espoir,
c’est qu’une pratique critique surgisse de la gauche. Bien
entendu, nous sommes soulagé·e·s que Bush soit
parti et qu’Obama soit arrivé au pouvoir. Mais il faut se
rappeler qu’Obama n’a jamais appuyé le droit au
mariage entre personnes de même sexe et qu’il aurait eu le
pouvoir d’influencer la votation en Californie qui a fini par
annuler le mariage gay. Mais, pour des raisons tactiques, il a choisi
de ne rien faire. Il a été douloureusement silencieux
durant l’attaque contre Gaza, même lorsque cela devait
être clair pour lui que les Juifs progressistes sont
désormais prêts à critiquer la violence de
l’Etat d’Israël. Il a également
intégré dans son gouvernement des gens très connus
pour leur misogynie et leur racisme, comme Lawrence Summers (Directeur
du Conseil Economique National, démis de ses fonctions de
président d’Harvard suite à des propos misogynes,
NDT). Voyons jusqu’où il sera disposé à
aller en ce qui concerne les décisions les plus difficiles. Je
dois dire que je suis plus satisfaite que je n’aurais pu
l’espérer après ses trois premiers mois au
gouvernement. Quand il a été élu,
j’étais préoccupée par la quantité de
gens fous amoureux de lui, qui l’idéalisaient, et qui
allaient ensuite être complètement déçus ou
« l’excuser » de ses nombreux compromis
avec les forces plus conservatrices. Mais je crois qu’Obama a
fait un bon travail en s’assurant que les gens ne le voient pas
comme un messie. Il offre de l’espoir, mais non de la
rédemption, ce qui pour moi est un soulagement. Nous verrons
bien quelle position prendra son gouvernement en ce qui concerne
l’avortement. A mon avis, ceci demeure une question ouverte.

Ne vous semble-t-il pas étonnant qu’on discute en ce
moment dans plusieurs pays de par le monde – avec l’appui
d’une multitude de personnalités publiques – de la
légalisation du mariage gay et qu’en même temps
l’avortement continue à être un sujet tabou,
uniquement défendu par des groupes de femmes militantes ?

Il est important de considérer à quel point le mouvement
« pro-mariage » a aseptisé les
relations homosexuelles et en a neutralisé les aspects radicaux.
Il s’est approprié les images de monogamie et de
propriété. En revanche, la pratique de l’avortement
est très souvent présentée comme une option
socialement condamnable ou sanctionnée par la perte de statut
social. C’est pour cela qu’il me semble que nous avons
besoin de reconsidérer à nouveau le féminisme et
les mouvements sexuels radicaux pour prendre en compte des formes de
filiation qui ne soient pas conjugales et ne se basent pas toujours sur
le droit de propriété. Il faudrait également
créer une nouvelle alliance entre les mouvements gay et lesbien
(ainsi que bisexuel), le féminisme et la critique de
l’oppression de classe. Ma crainte c’est que nous soyons en
train d’accepter aux Etats-Unis les termes de la
démocratie libérale participative, dans
l’engagement politique au sens large. Bien entendu, je veux cette
démocratie, mais je veux que nous continuions à nous
demander ce que l’exigence d’une démocratie radicale
nous impose à présent.

Comment le concept de famille s’insère-t-il dans cette
histoire ? Croyez vous qu’il se soit
modifié ?

Je crois que nous devons distinguer
« famille » de
« parenté » en concevant la
parenté comme un groupe de personnes dont nous dépendons
et qui dépendent de nous, une communauté qui participe
aux grandes célébrations et deuils de nos vies. Je crois
que c’est une erreur de restreindre l’idée de
parenté à la famille nucléaire. Je crois que nous
avons tous besoin de produire et de soutenir ce type de
communautés. Il y a trop de poids émotionnel qui repose
sur la famille et le couple ; des mondes plus vastes doivent
s’ouvrir au-delà de ces institutions. Il n’est pas
nécessaire que nous soyons unis par le sang ou par le mariage
pour devenir essentiels les uns aux autres. Nous devons non seulement
nous projeter au-delà de ces façons-là de nous
mettre en relation, mais envisager également comment nous
pourrions vivre en elles.

La version originale de ce dossier est parue dans le journal argentin
Pagina 12 du 10 mai 2009. La présentation
simplifiée de la pensée de Judith Butler proposée
par Leticia Sabsay a été largement retravaillée
par nos soins d’après l’original espagnol. En
revanche, l’entretien de Judith Butler réalisé par
Milagros Belgrano Rawson a été directement traduit du
castillan.

———————-

Pour approfondir le sujet

• Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la
subversion de l’identité, Paris, La
Découverte/Poche, 2006.

• Judith Butler, Défaire le genre, Paris, éd. Amsterdam, 2006.

• Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, Paris, éd. Amsterdam, 2004.
• Judith Butler, Ces corps qui comptent. De la
matérialité et des limites discursives du
« sexe », Paris, éd. Amsterdam, 2009.

• « Judith Butler, philosophe en tout
genre », une émission d’Arte avec Judith
Butler, février 2007, disponible sur Daylimotion.com et
Youtube.com.

• Jérôme Vidal, « Judith Butler en
France : trouble dans la réception »,
Mouvements, 47-48, sept. 2006.

• C. Kraus, C. Perrin, S. Rey, L. Gosselin, et V. Guillot
(éd.), avec la coll. d’Arthur Cocteau, Camille, Edith
Nagant et Julien, « A qui appartiennent nos corps ?
Féminisme et luttes intersexes », Nouvelles
Questions Féministes, 27(1), 2008. Edito et sommaire en
ligne : www.unil.ch/liege/page57903.html.