1959 : enseignantes en grève pourle suffrage féminin

1959 : enseignantes en grève pourle suffrage féminin

Un livre récent relate la
grève du 3 février 1959 des enseignantes du gymnase de
filles de Bâle afin de protester contre le rejet du droit de vote
des femmes au niveau fédéral. Un mouvement peu connu.

En février 1959, 67 % des hommes suisses décident
par les urnes de refuser aux femmes le droit de vote au niveau
fédéral. Révoltées de se voir ainsi
scandaleusement dénier un droit que toutes les femmes
européennes exercent depuis plusieurs décennies, les
enseignantes du gymnase de filles de Bâle ripostent et se mettent
en grève. Un livre sorti l’année passée,
édité par Ursa Krattiger, réunit des documents,
des récits et des analyses sur cette journée qui marque
une radicalisation de la lutte des femmes suisses pour leurs droits
politiques*. Le volume met également en lumière le statut
discriminatoire que subissaient alors les enseignantes bâloises
sur leur lieu de travail.

Célibat contraint et salaire inférieur

Depuis 1922, comme dans plusieurs autres cantons helvétiques,
une clause de célibat est appliquée par la loi
bâloise: les enseignantes qui se marient perdent leur engagement
fixe. Dans le meilleur des cas, elles peuvent se muer en
remplaçantes avec un contrat annuel et une
rémunération encore moindre qu’elle ne l’est
déjà. Cette clause reste en vigueur jusqu’en 1965.
Par ailleurs, jusqu’en 1970, les femmes mariées doivent
renoncer à leur affiliation à une caisse de pension.
Celles qui, par choix ou par dépit, restent célibataires
reçoivent également un salaire nettement inférieur
que leurs collègues masculins. C’est qu’une
égalisation entraînerait des
« conséquences financières
intenables », prévient le Conseil d’Etat
encore en 1954. Maintenir en vigueur la discrimination salariale est
bien plus raisonnable…

Une grève solidaire, unitaire et démocratique

Le lundi suivant le weekend des votations, les enseignantes du Gymnase
de filles se retrouvent dans la salle des professeures,
séparée de la salle où se réunissent leurs
collègues masculins. Ces femmes font parties des
pionnières en matière d’éducation. En effet,
pour cette génération, il fallait vaincre bien des
obstacles pour pouvoir faire la maturité, enchaîner des
études universitaires et exercer ensuite un travail
académique. Plusieurs d’entre elles s’étaient
activement engagées dans le mouvement pour le droit de vote des
femmes. Ce lundi 2 février 1959, écœurées
par le veto masculin, ces enseignantes décident
d’organiser une grève dès le lendemain. Celles qui
ne se trouvent pas sur place sont immédiatement
contactées par téléphone et, en fin de compte, la
très grande majorité se prononce en faveur de
l’arrêt de travail et seules quatre femmes se
désolidarisent. Les enseignantes prennent soin de cacher les
préparatifs du mouvement à leurs collègues
masculins, à proximité, dans la salle d’à
côté.

    Le 3 février, 39 enseignantes ne viennent pas
à leur travail. Le recteur de l’école renvoie alors
les élèves et annule tous les cours pour la
journée. L’écho porte loin, puisque c’est le
New York Times qui, dès le lendemain, décrypte les
raisons de ce geste: la direction a eu « peur que les
filles ne rejoignent la grève en signe de solidarité si
les septante enseignants masculins avaient continué seuls les
cours ». Une enseignante ayant participé à
la grève se rappelle de ce lundi-là, lorsque vers 10
heures du matin on sonna à sa porte :
« Toute la classe à laquelle j’aurais
normalement dû donner une leçon d’histoire
était rassemblée devant ma maison. Les filles,
âgées de 14 ans, voulaient savoir ce qui se passait, le
recteur ayant renvoyé toute l’école à la
maison à 9 heures. Je me suis senti extrêmement
soulagée, car dès lors je savais que la grève
avait été suivie ».

Réactions au mouvement

Le jour même, le gouvernement bâlois publie un
communiqué, déclarant : « Le Conseil
d’Etat prend note avec surprise de cette action absurde et la
condamne avec la plus grande
sévérité ». Il demande que des
sanctions soient prises contre les enseignantes. Dans ce but, le
recteur de l’école est appelé à dresser une
liste des grévistes. L’inventaire, juste reflet des
discriminations statutaires infligées aux femmes, dissocie les
douze épouses (dont 2 docteures) des vingt-sept demoiselles
(dont neuf « Fräulein Doktor ») ayant
participé à l’arrêt de travail.

    Les grévistes sont sanctionnées
d’une diminution de salaire (équivalente à un jour
de travail), accompagnée d’une réprimande
écrite. Leur association professionnelle ne juge pas utile de
prendre leur défense. Par contre, la grève suscite un
écho très large : de nombreuses manifestations de
soutien sont adressées aux enseignantes et, tant la presse
nationale qu’internationale consacre des articles à cette
action novatrice, de par sa radicalité, dans le combat des
suffragettes suisses. L’action apporte d’ailleurs un
souffle nouveau à l’association bâloise pour le
droit de vote des femmes. Elle organise une réunion de soutien
aux enseignantes grévistes et gagne des centaines de nouveaux
membres, femmes et hommes.

    Le carnaval de Bâle qui débute deux
semaines plus tard consacre de nombreux poèmes satiriques et
lanternes à la grève des femmes, ainsi qu’au livre
de la Bâloise Iris von Rothen Femmes dans le parc à
bébés, paru quelques mois plus tôt, et qui
revendique l’égalité de traitement entre femmes et
hommes. Malgré la résonance relativement importante
qu’elles ont su provoquer par leur action, les enseignantes
bâloises devront encore attendre sept années pour obtenir
le droit de vote au niveau cantonal et douze ans pour le droit de vote
fédéral… 

Isabelle Lucas

* Ursa Krattiger (éd.), « Randalierende
Lehrerinnen ». Der Basler Lehrerinnenstreik vom 3. Februar
1959, Bâle, Schwabe, 2009.