De l’Architecture à l’archi-imposture*
De lArchitecture à larchi-imposture*
Le « Rolex
Learning Center » vient dêtre inauguré en grande pompe par son
inspirateur, Monsieur Patrick Aebischer, médecin de laboratoire et
Président de lactuelle EPFL, reconnue, il y a 10 ans encore, comme
étant une école « polytechnique ». Les censeurs de cette Tour de Babel
aplatie qui osent en critiquer lesthétique se trompent de discours. Il
ne sagit nullement darchitecture, mais dimposture. Voici un premier
inventaire en dix points des aberrations de cet ouvrage.
Cette
construction nétait pas destinée à
accueillir des étudiant·e·s, mais
avant tout à braver les fondements mêmes de
larchitecture :
« Utilitas, Venustas, Firmitas » :
« Utile, belle et solide ». Elle na
de ces qualités que la dernière, grâce à
lacharnement des ingénieurs à
faire tenir lintenable. Sil en avait été
autrement, dexcellents
projets concurrents du concours darchitecture de 2005, sobres,
utiles
et écologiques, auraient été honorés de la
préférence du Président.
Jouant lapprenti sorcier, il choisit au contraire le projet le
plus
farfelu, coûteux et rebutant. Son but étant avant tout de
détruire les
acquis du passé. Ce monument est à lopposé
de ce que fut luvre des
grands architectes du lieu. Il illustre à la perfection, et pour
de
nombreuses générations, un productivisme
réactionnaire visant à brader
la mémoire, lhéritage et le savoir.
Le poème de langle droit
1.
Dénigrant la langue parlée et comprise, Mr. le
Président anglomaniaque
la baptisé du nom de « Learning
Center ». Les Vaudois, peu fanas des
langues impériales, se demanderont sil sagit
là dune sorte de « Mac
Donald » , de « Do-it-yourself »
ou de « Computer Shop » dont les noms
sont tout aussi commerciaux.
2. Alors que nous pensions que lEPFL restait cette institution de service public que le peuple
vaudois, puis suisse, avait financé par ses impôts, voilà que la marque
de breloques « Rolex » , une de plus après « Breitling », vient
singérer dans laffaire. Comme le marché suisse compte une centaine de
marques de montres, qui toutes polluent la presse de leur désolante
publicité, M. Aebischer aura encore suffisamment de sponsors pour ses
prochaines réalisations.
3. Lexigence de lhorizontalité des sols
et de la verticalité des murs est dune telle évidence en architecture
que le Corbusier en a fait lapologie: « Le poème de langle droit ».
Moins poétique, le souci du promoteur de cette « Piste Vita » devait
être de muscler les mollets des étudiant·e·s, les préparant ainsi à
être plus performants, entreprenants et compétitifs. Il est vrai que la
multiplication de plans inclinés inutilisables, rampes, escaliers fixes
et roulants contribuait à gaspiller les surfaces utiles, ce qui a été
de toute évidence lintention de départ. On est curieux de voir
lallure de la toiture ondulée lorsque quelle sera pourvue des
panneaux solaires préconisés par le LESO, Laboratoire dexpérimentation
solaire.
Eco-béton, vraiment ?
4. À propos de gaspillage,
celui de lénergie nécessaire au conditionnement thermique semble avoir
été résolu. En effet, les pertes thermiques sont assurées par quelque
1,2 kilomètres de vitrages. Quant au volume à chauffer, il représente
deux fois celui de la cathédrale de Lausanne ! Il est vrai que le
temple du Rolex-Savoir mérite mieux quune antiquité sacrée. Plutôt que
le label «Minergie» dont la galette vitrée a été gratifiée, les
contribuables attendent impatiemment quun «bilan thermique», mieux
encore un «éco-bilan» rigoureux, leur soit présenté.
5. Le coût
annoncé de 110 millions de francs, bien quexorbitant, ne comptabilise
pas les «externalités» qui, comme on le sait, ne sont jamais chiffrées.
Parmi elles, le déficit fossile que représentent, entre autres, plus
dun millier de transports en camion-bétonnière, le ballet incessant
des engins de chantier, lénergie grise qua nécessitée la fabrication
de plusieurs milliers de tonnes dacier et des dizaines de milliers de
tonnes de béton…
6. Là où M. le Président fait fort cest en
défiant les principes de la protection des ressources
naturelles, de
lenvironnement et de latmosphère. Le choix du tout
béton est en effet
le plus efficace pour accroître les émissions de gaz
à effet de serre,
la production dune tonne de ciment émettant, entre
autres, une masse
presque équivalente de CO2. Le bilan carbone de louvrage
est donc
déplorable nen déplaise à
« Holcim » qui barbouille ses
bétonnières du
slogan « Eco-Béton » : un bel
oxymore (association de deux termes
contradictoires) !
7. Alors que la surface de terres encore
végétalisée disparaît comme peau de chagrin, la volonté du Promoteur
doit avoir été den condamner le plus possible: léquivalent de deux
terrains olympiques de foot ! Il est vrai quun bâtiment à étages, qui
aurait permis de réduire lemprise au sol, comme tous ceux de lEPFL,
devenait impossible, sil fallait que leurs planchers aient tous
lallure dune montagne russe.
8. Mais ce nest pas tout. Lorsque M.
Aebischer était écolier, des architectes respectueux du sol, du
bien-être et des finances des futurs usager-e-s préconisaient la
simplicité constructive, la modularité, la série. Il sagit de Jean
Prouvé (Dr honoris causa de lEPUL), de Jean Tschumy, de Hans
Brechbühler (Dr honoris causa EPFZ), Marc Piccard et tant dautres. Or
les milliers de vitrages de louvrage sont tous trapézoïdaux, de
dimensions différentes et la moitié dentre eux bombés ! Question
complications, pertes de temps, casse-tête, obsolescence programmée,
production de déchets, on ne peut faire mieux. La maintenance de
louvrage semble sêtre arrêtée à son inauguration !
Pourquoi cette protubérance ?
9.
Monsieur le Président a souhaité que lon défie les lois de la
pesanteur en construisant des dalles ondulées de béton armé et
précontraint. Mais la statique ayant ses limites, les ingénieurs ont
été forcés daplatir le projet initial pour que sa réalisation puisse
tenir debout. Malgré cela il leur a fallu mettre une demi-tonne de fers
darmature pour 2,5 tonnes de béton, le diamètre de certains fers
atteignant cinq centimètres !
10. Enfin, et cest le plus
inquiétant, comment se fait-il que de telles absurdités puissent
échapper au jugement et à lapprobation de la population, des
professionnels, des autorités et des futurs utilisateur·trices ? Les
dénonciations et mises en garde nont pourtant pas manqué, mais elles
ont été ignorées, voire étouffées. Que reste-t-il des débats voulus
démocratiques sur la protection du paysage, du patrimoine architectural
et du devenir des bâtiments publics ? Que reste-t-il du droit de la
population dapprécier les projets lors dune présentation publique, de
se prononcer sur la composition dun jury de concours, davoir une
chance de faire entendre son opposition lors dune mise à lenquête ?
Comme
lécrit F. Della Casa, « Il est si magique quil faudra du temps pour
sy habituer », les usager·e·s auront en effet du mal à shabituer à
leur nouveau cadre de vie. Une fois la surprise passée et évanouis les
effets dun lavage de cerveau médiatique aussi mensonger que tapageur,
les plus courageux des utilisateurs et utilisatrices oseront juger la
pertinence de cette réalisation. Mais on entend déjà :
« Avant nous
avions de vraies bibliothèques », « Cest beau, mais ça ne sert à
rien », « Je vais devoir travailler là-bas et ça me fait peur »,
« Quand je circule dans le bâtiment, ça me donne le vertige ».
Et que diraient nos Sages de cette archi-imposture ?
Alphonse
Laverrière (« Structures-Formes », BTSR 1.11.1930): « Est-il encore
possible de refuser aux formes dexpression leur utilité et par
conséquent à larchitecture, sa raison dêtre ? », Marc Piccard
(« Architecture sincère », BTSR, 10.9.1938) : « Parfois les sucreries
servent aussi à « habiter » mais cest secondaire ».
Jean
Villard-Gilles (Gilles «Autour dune tour» 1961. IAS 15.4.1982) :
« Pourquoi cette protubérance. Cette énorme quille en ciment. Cette
inutile concurrence Aux jolis balcons du Léman ? ».
François Iselin
Architecte EPFL
* Intertitres de la rédaction