Masculinistes: les acquis féministes en danger

Masculinistes: les acquis féministes en danger



Cet article de Denise Comanne a
été publié sur le net le 31 mai 2010 (1), soit
trois jours après sa disparition subite. Denise avait
fondé le Comité pour l’annulation de la dette du
tiers-monde (CADTM), aux côtés notamment d’Eric
Toussaint il y a une vingtaine d’années. Membre de la LCR
en Belgique et ancienne déléguée syndicale de la
FGTB (Fédération Générale du Travail de
Belgique) à Liège, Denise a milité jusqu’au
bout dans les mouvements sociaux avec une préoccupation
féministe constante. Nous avons eu l’occasion de
l’accueillir à plusieurs reprises à Genève
et d’apprécier ses immenses qualités humaines. En
lui rendant hommage, nous voulons aussi transmettre à son
compagnon et à ses proches un message d’amitié et
de solidarité. (JB)

Masculinisme (2) et féminisme

Le féminisme ne peut pas être mis sur le même pied
que le masculinisme, dans la mesure où il fait avancer
l’égalité des droits pour tous, hommes et femmes,
et qu’il vise au plein épanouissement de tous les
êtres humains alors que le masculinisme adopte une position de
régression qui retire et nie des droits aux femmes […].

    Une autre différence fondamentale est que le
féminisme défend une réflexion
constructive : il propose des changements en vue d’une
amélioration globale de la société, en y
intégrant même des questions relevant de
l’environnement (on parle
d’éco-féminisme(3)), tandis que le masculinisme ne
s’intéresse pas aux raisons profondes qui expliquent
l’augmentation des divorces et n’aborde que rarement les
notions de violence intra-familiale, de domination masculine ou de
travail parental.

D’où vient le masculinisme ?

Dans les années 1950, lorsque le divorce s’est
développé aux États-Unis, un nombre croissant
d’hommes divorcés se sont trouvés dans
l’obligation de payer des pensions alimentaires et une
contribution à l’éducation de leurs enfants. Dans
les années 1970-1980, il ne sera plus question seulement
d’argent, un argument qui ne rendait pas leur cause très
sympathique, mais du chagrin de ne plus voir suffisamment leurs
enfants. C’est en médiatisant cette souffrance que les
groupes de pères ont réussi à s’attirer la
sympathie de la société (les films Kramer contre Kramer,
par exemple, et Madame Doubtfire).

Qui sont-ils ?

Les masculinistes forment des groupes plus ou moins provocateurs. Cela
va de certaines personnalités qui affichent
« Content d’être un gars » (Yves
Pageau, animateur du site Internet garscontent.com, qui regorge
d’injures à l’encontre des féministes et des
juges), « Homme et fier de
l’être » (Yvon Dallaire qui se définit
comme psychologue, sexologue, auteur et conférencier) à
ceux qui, aux États-Unis, passent entre hommes des week-ends
à 300 dollars afin de réveiller le « sauvage
endormi » (douche à l’eau froide, pas de
rasage, etc.) ou promeuvent et revendiquent les valeurs patriarcales de
chef de famille, de protecteur et de père (les
évangélistes « Promise
keepers »).

    […] L’apitoiement sur la condition
paternelle/masculine est devenu un thème classique depuis
quelques années. Dans de nombreux médias, au
cinéma, chez de nombreux auteurs, sociologues, philosophes, on
retrouve cette même compassion à l’égard des
hommes, des pères, et surtout des pères divorcés.
C’est au point où des organismes publics relevant de la
Région bruxelloise ont versé des subsides, dans le cadre
de la politique de l’égalité des chances, en
octobre 2008, à un congrès
international – Paroles
d’Hommes – de la mouvance masculiniste. Cette
activité a donné une tribune à des individus qui
remettaient explicitement en question les droits durement acquis des
femmes et niaient ou relativisaient l’existence même de
leur oppression.

    Cet apitoiement généralisé
pourrait être intéressant et constructif : il
pourrait permettre d’entamer une réflexion sur le meilleur
moyen d’aider à la fois les hommes et les femmes.
L’ennui, c’est que sous le masque larmoyant qu’ils
présentent à la société, les masculinistes
cachent un programme réactionnaire redoutable pour les droits
fondamentaux des femmes.

Que veulent-ils ?

Au-delà de la contestation des dispositions post-divorce
relatives aux enfants et à l’argent, il y a beaucoup plus
grave. Le masculinisme nie les violences domestiques, il en conteste
les statistiques et/ou affirme que les hommes en seraient au moins
autant victimes que les femmes. […] On trouve aussi dans les grands
médias des exemples extrêmes de cette négation des
violences domestiques à l’égard des femmes :
le 21 mai 1993, Libération titrait ainsi :
« Une famille se suicide » pour rendre compte
du fait qu’un homme avait tué sa femme et ses enfants,
puis s’était donné la mort.

    Autre dérive grave des masculinistes :
leur contestation du droit à l’avortement et à la
contraception. Ils réclament le droit d’avoir un pouvoir
de codécision sur la poursuite ou non d’une grossesse, sur
la décision d’avoir ou non des enfants
(c’est-à-dire sur la liberté pour une femme de
décider de sa contraception). Cet aspect de leur discours
n’est pas toujours très aisé à
déceler et c’est pourtant le plus dangereux. Le droit
à la conception et à l’avortement est un acquis des
luttes féministes dans les pays du Nord
industrialisé : c’est la femme qui porte
l’enfant et qui a tous les risques de devoir s’en occuper,
quoi qu’il advienne (vie quotidienne, handicap de l’enfant,
départ du père, etc.). C’est donc elle qui, en
dernière instance, doit garder le pouvoir de décision de
ce qu’elle va faire de son corps.

    Dans leurs objectifs également, la remise en
cause du droit au divorce. Beaucoup d’hommes et de pères
expriment ouvertement cette idée : pour eux, le divorce
est une catastrophe, puisqu’ils se retrouvent du jour au
lendemain à devoir assumer seuls des tâches domestiques et
parentales qu’ils négligeaient jusque-là et
à payer pension alimentaire et prestation compensatoire.

Que font-ils ? Avec quels résultats ?

Les masculinistes utilisent de nombreuses stratégies pour
atteindre leurs objectifs : réseautage sur Internet,
lobbying auprès des organes législatifs (multiplication
des antennes associatives locales, harcèlement des
députés, courriers et courriels, etc.), noyautage
d’instances para-judiciaires (les lieux de médiation
familiale par exemple), médiatisation extrême,
intimidations, menaces (Patric Jean, le réalisateur du film
documentaire La domination masculine, n’a pas osé se
rendre au Québec suite aux menaces proférées par
les masculinistes de cette région), violences (attaques des
centres d’interruption volontaire de grossesse par exemple) et
calomnies.

    Tout cet arsenal a déjà des
conséquences néfastes pour les femmes. Les
réformes du Code civil votées en moins de deux
décennies en France (1987-2002) vont dans le sens
souhaité par les groupes de pères. Exemple : en
février 2002, la loi relative à l’autorité
parentale est un véritable piège pour les femmes. En
instaurant le régime de la résidence alternée
imposée des enfants en cas de séparation des parents, le
législateur condamne les femmes, d’une part à
renoncer à toute mutation/promotion professionnelle ou offre
d’emploi ailleurs que dans le lieu de résidence de
l’enfant ; d’autre part, à rester à la
merci d’un conjoint violent.

    Le verdict du tribunal correctionnel de Dunkerque
rendu le 26 juillet 2007 laisse pantois. Une femme, victime de
violences domestiques, s’était réfugiée
auprès de l’association SEDIRE avec ses enfants, à
l’insu de son mari. Elle a été condamnée
à trois mois de prison avec sursis et à des amendes au
profit de son époux. L’association a été
relaxée cette fois-ci mais, à l’avenir, toute
militante qui prendra l’initiative de venir en aide à une
victime de violences et à ses enfants, sera passible de
poursuites. […]

Dans les pays du Nord

De toute évidence, certains hommes ont du mal à se situer
face à l’émancipation des femmes. Ils traversent
une crise d’identité que d’aucuns voudraient
résoudre à grands coups de « valeurs
viriles ».

    Il ne suffit plus de parler de vigilance pour les
féministes : il faut réapprendre à lutter.
En effet, ces groupes sont en phase avec des mouvements de
pensée et d’action puissants. De justesse, l’Union
européenne n’a pas été qualifiée de
« chrétienne » dans sa
« Constitution », mais ceux qui
prônaient ce statut sont à l’œuvre dans les
sphères du pouvoir. […] Le terrain religieux reste un terrain
d’élection pour ramener les femmes aux
« valeurs » ancestrales de la soumission et
du rôle domestique. Les masculinistes baignent volontiers dans
les remugles nauséabonds de l’intégrisme. En
Belgique, les femmes vont devoir se serrer les coudes :
Monseigneur Léonard, un évêque conservateur, a
été choisi par le pape pour diriger
l’Église. Le pape installe ses pions :
prudence !

    D’autres mouvances de type raciste et
néo-fasciste effectuent également une symbiose avec le
mouvement masculiniste. John Bellicini, un
« entraîneur » masculiniste qui se
qualifie volontiers de nazi et de raciste, déclare au
Spiegel : « Les hommes ne doivent plus avoir honte
de leur sexe. Ils ont perdu toute confiance en eux-mêmes en
recherchant une mère dans chaque femme. Il faut accepter le
diable misogyne qui vit en chacun de nous et non le combattre. Le mari
doit s’affirmer comme le boss et remplir ses devoirs pour pouvoir
s’épanouir. La femme, elle, a besoin de
sécurité affective. Mais il faut faire attention,
c’est une erreur monstrueuse de croire que la femme est un
être bon … La plus grosse blague de l’histoire
humaine »(4).

Et au Sud…

Le féminisme n’a pas de frontières. Se battre pour
les acquis des femmes dans une partie du monde, c’est se battre
pour le statut des femmes dans le monde entier. Si le dernier
siècle a permis certaines avancées, au niveau
planétaire, le patriarcat reste virulent. Je ne prendrai
qu’un exemple : la disparition des fœtus
féminins en Inde et les conséquences, pour les Indiennes
en général, de cette sélection prénatale
à l’examen échographique. Le quotidien Le Soir du
23 février 2010 titrait: « Des millions
d’Indiens en manque de femmes ». Les données
brutes : « Chaque jour, en Inde, 1000 à 4000
futures femmes seraient rayées de la
carte » ; « Pour 1000 garçons,
le ratio est à moins de 800 filles contre 962 en
1981 ».

    Première remarque : on aborde la
question sous l’angle du déficit, du problème pour
les hommes et non sous l’angle des millions des fœtus
féminins avortés, des « missing
women ». Deuxième remarque : les parents qui
préfèrent les fœtus masculins sont simplement
« victimes d’une obsession »,
« le grand coupable ? Les
mentalités ». Pas d’analyse du patriarcat et
du capitalisme qui renforcent le choix des classes moyennes et pauvres
de pénaliser les filles en raison de leur double
« coût »
(« entretien » durant l’enfance et
l’adolescence et dot pour le mari). Les femmes indiennes qui ont
survécu sont-elles pour autant devenues plus précieuses
aux yeux des hommes ? Non : selon l’organisation
Vatsalya, « ces femmes sont traitées comme des
machines à produire des bébés et à
satisfaire des besoins sexuels ».

    L’Association des femmes démocratiques
de l’Inde observe un regain de rigidité patriarcale. Pour
protéger la virginité tant convoitée, la femme
serait très contrôlée et mariée plus jeune.
Enlèvements, viols et trafics de femmes sont les corollaires de
cette situation.

    Quoi qu’en pensent les masculinistes, les femmes doivent retrousser leurs manches…

Denise Comanne


1    www.cadtm.org/Pays-du-Nord-Les-acquis-feministes. Intertitres et coupures de solidaritéS.
2    Selon Michèle Le Doeuff qui a
créé le terme, le masculinisme fait
référence à un discours centré sur les
seuls hommes et leurs seuls intérêts. Cette
idéologie très ancienne, puisque tout patriarcat est
masculiniste, a pris, ces dernières décennies, la forme
d’une mouvance d’une radicalité extrême dont
l’objectif non avoué, mais évident, est
d’entraver la liberté des femmes.
3    Mies, Maria & Shiva, Vandana, Écoféminisme (1993), Paris, L’Harmattan, 1998,p. 59.
4    Cité dans Dimanche Matin, 8.11.1992.