Une histoire d'eau douce-amère

Une histoire d´eau douce-amère


Dossier préparé par Daniel SÜRI


Il y a eu le Sommet de Johannesburg, dont on a pu admirer l’efficacité
en matière de mesures concrètes et immédiates et qui s’est solennellement conclu par la définition d’un double objectif non contraignant en matière de politique de l’eau: réduire de moitié, d’ici à 2015, le nombre de personnes ne disposant pas d’accès à l’eau potable dans le monde et diminuer d’autant, à la même échéance, le nombre de personnes ne disposant pas de l’épuration des eaux usées.


Rappelons au passage que trente ans après la Convention mondiale sur les zones humides, la moitié des zones humides d’eau douce a disparu
(il en va de même pour les mangroves), alors que la désertification
progresse à grand pas.


Pourtant, en 1972, lors de la Conférence de Stockholm
et la création du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) on préconisait déjà: «dans toute utilisation de la ressource en eau (..) le premier objectif est d’assurer la meilleure utilisation possible de cette eau et d’éviter sa pollution dans chaque pays
Vu le mirifique bilan de ces engagements internationaux, on reparlera donc longtemps de la question de l’eau douce. Cela même à très court terme, puisqu’en mars 2003, se tiendra le Troisième forum mondial de l’eau, à Kyoto, précédé de la publication, par les Nations Unies, du Rapport sur la mise en valeur de l’eau dans le monde. L’Assemblée générale de l’ONU a du reste décrété l’année 2003, année de l’eau douce…


Et même si les instances internationales ne s’en occupaient pas, les aspects spectaculaires de ce que l’on appelle la crise de l’eau viendraient nous rappeler l’existence du problème. Sécheresse prolongée ici, inondations répétées-là: l’effet de serre vient s’ajouter aux autres conséquences du développement économique du capitalisme pour renforcer l’inégale répartition climatique de l’eau. Face aux zones largement arrosées, comme la Suisse, se trouvent des régions vivant en «stress hydrique» permanent comme l’Afrique du Nord ou le Proche-Orient. Mais l’usage de l’eau que fait la société capitaliste et marchande, au centre comme à la périphérie, dans son cœur historique comme dans ses régions satellites, aggrave notoirement ce déséquilibre. 60% des terres émergées sont en état de pénurie. Et l’on ne s’étonne plus de lire des nouvelles comme celle-ci, publiée sous le titre: «L’eau devient un bien rare dans plusieurs régions des Etats-Unis», la journaliste expliquant: «La sécheresse force maintenant les Américains à réaliser que leurs ressources en eau, déjà chèrement partagée, ne sont pas inépuisables. Toute puissante qu’elle soit, l’Amérique n’est pas à l’abri de la pénurie et du rationnement. Le bassin aquifère d’Ogallala, le plus large au nord du continent, qui va du Dakota du Sud au Texas se vide à l’allure de 12 milliards de mètres cubes par an. La pluie ne compensent plus ce que pompent les fermiers.». Puis plus loin : «A Atlanta, l ‘eau potable à la couleur du thé (…) En cause: la privatisation du secteur, l’âge antédiluvien des conduites, et le surcroît de demandes qui entraîne un recyclage tous azimuts des eaux usées.» (Le Monde, du 31.8.2000). S’amusant au petit jeu des projections, les experts estiment que, au rythme actuel, toutes les eaux de surface seront consommées d’ici à la fin de ce siècle.


L’eau douce ne représente en effet qu’une faible part de toute l’eau disponible sur la «planète bleue». Si l’on exclut celle qui est prisonnière des glaciers, des calottes polaires et celles des aquifères profonds (eaux profondes ou fossiles, ne circulant pas ou très peu), seul 1% des eaux douces accessibles (atmosphère, lacs, fleuves, rivières) reste à disposition de tous les êtres vivants. C’est non seulement l’approvisionnement qui fait problème, mais aussi ce qu’il advient de la ressource après usage. L’eau a en effet pour caractéristique non pas de disparaître après consommation, mais de retrouver, pour l’essentiel, son cycle. Les eaux consommées deviennent, l’expression le dit bien, des eaux usées. Il est donc tout aussi important de contrôler la qualité des eaux rejetées que d’assurer l’accès à l’eau, sauf à répéter ce qui s’est passé durant ces dernières cinquante années, où la pollution des aquifères (nappes phréatiques) a diminué d’un tiers leur volume utilisable. Or depuis longtemps, le pompage est venu au secours du ruissellement (eau de surface) pour assurer les besoins en eau.


Les usages de l’eau


On estime au niveau mondial que la répartition de l’eau douce selon l’usage qui en fait est la suivante: 70% environ pour l’agriculture, 20% pour l’industrie et 10% pour les usages domestiques. Ces pourcentages peuvent diverger selon le pays et la région. La Chine et l’Inde sont ainsi des pays où la consommation d’eau douce dans l’agriculture représente 90 %, voire plus de l’utilisation totale. Cette proportion est évidemment moins forte dans les pays plus industrialisés. Si l’on observe la consommation totale par habitant, elle varie entre 500 litres (Etats-Unis) et 5 litres (Madagascar) par jour. Le seuil minimal par personne étant de 3 litres par jour. En terme de volume d’eau les chiffres sont impressionnants: pour produire 1 kg de blé, il faut 1500 litres d’eau; pour 1 kg de riz, 4500 litres et 1000 litres pour un oeuf de poule. Les usages industriels ne sont pas en reste: il faut 10 tonnes d’eau pour raffiner une tonne de pétrole, 100 tonnes pour distiller 1 tonne d’alcool, 250 tonnes pour fabriquer 1 tonne de pâte à papier et 5000 tonnes pour 1 tonne de fibres synthétique. Evidemment les eaux ainsi usées demandent un retraitement coûteux avant de pouvoir retourner dans le cycle naturel.


La croissance de la consommation de l’eau douce a souvent été ramenée à une seule autre variable, celle de l’augmentation de la population mondiale. Or si la population mondiale a été multipliée par trois durant le XXe siècle, la demande en eau a été multipliée par sept et la surface des terres irriguées par six. C’est donc bien, plus qu’une simple pression démographique, un mode de production et de consommation qui se condamne à aller chercher plus loin, plus profondément, encore l’eau, là où elle ne se renouvelle plus ou très lentement. «Pourtant, les ressources disponibles pourraient être utilisées beaucoup plus efficacement par la réduction de la contamination et de l’évaporation dans les réservoirs, par le recyclage, l’entretien des réseaux, la lutte contre le gaspillage, la culture de variétés moins exigeantes en eau ou plus tolérantes au sel1


La Banque mondiale, rupture dans la continuité


Ce n’est pas tout à fait l’avis de la Banque mondiale, si soucieuse, on le sait, du sort de l’humanité. Ses économumoristes en chef pratiquent un humour assez noir. Après avoir consacré des décennies d’effort au financement des méga-projets (comme les grands barrages ou la mise en place d’une agriculture recourrant à une irrigation massive et à des doses de plus en fortes d’engrais, pour un rendement aujourd’hui décroissant), elle s’aperçoit que «Dans le monde entier, beaucoup de pauvres paient l’eau au prix fort» (communiqué du 9-13 août 1999). Elle en rajoute même dans la compassion : «Les pauvres du monde en développement paient en moyenne un litre d’eau douze fois plus cher que leurs concitoyens raccordé aux réseaux municipaux.» Or, «Malheureusement, assurer l’accès de tous à l’eau potable coûtera cher (entre 31 et 35 milliards de dollars par an. Les pays en développement les plus pauvres risquent de ne pas avoir les moyens, même avec une aide internationale, de financer les investissements que cela implique». Que faire alors ? Transférer vers le privé la gestion de l’eau, celle de son approvisionnement comme celle de son retraitement! Les multinationales de l’industrie de l’eau frappent déjà à la porte et demandent que l’eau, comme d’autres services publics, deviennent une marchandise et non plus un bien commun. On ne s’étonnera pas de trouver en pointe de cette offensive de privatisation de la ressource, l’Union européenne (ce fut une de ses demandes lors de la Conférence de Doha de l’OMC en novembre 2001), digne larbin des entreprises européennes en pointe dans ce secteur. Le résultat de la création de ce marché de l’eau ne se fera pas attendre : «Dans le cadre d’un «marché international de l’eau», qui est en réalité un marché de biens d’équipement et de service (doublé d’un marché financier), beaucoup plus que de l’eau elle-même, le secteur intermédiaire de production distribution d’eau et d’assainissement possède, lorsqu’il est privé, des objectifs propres, similaires à ceux de tout secteur économique marchand, et non pas forcément l’objectif de gérer la ressource «bien commun», sinon pour s’assurer éventuellement de son approvisionnement en matière première.


Les «prix de l’eau» qui apparaissent dans ce marché, en tant que recette transitant directement des consommateurs-usagers vers les entreprises, donnent à celles-ci une grande autonomie, en partie explicative de leur développement.».2 De fait, la privatisation des services de l’eau de La Paz (Bolivie) au profit d’Ondeo (ex-Lyonnaise des eaux) a débouché à la fois sur l’augmentation des tarifs, des coupures durant des semaines et le non-respect des normes sanitaires. En Angleterre et au Pays de Galles, les groupes privés ont été contraints, par l’autorité de surveillance, de baisser leur tarif de 12% en moyenne et de rembourser 2,3 milliards de dollars. On le voit, avec la nouvelle politique de marchandisation de l’eau du FMI et de la Banque mondiale, intitulée cyniquement «lutte contre la pauvreté et croissance», ce sera du vrai bonheur pour tout le monde!



  1. M. L. Bouguerra, Bataille planétaire pour «l’or bleu» in La ruée vers l’eau, Manière de voir no 65, septembre-octobre 2002, p. 52).

  2. Pascal Babillot et Philippe Le Lourd, Y a-t-il un marché de l’eau, in L’eau en questions, Paris, Rommilat, 1998, p. 213