Helvétiquement vôtre... élections fédérales et chauvinisme suisse

Helvétiquement vôtre… élections fédérales et chauvinisme suisse

Rituellement, les principaux partis en
lice aiment à se faire les apologistes de la
« Suisse éternelle ». Cette
« suissitude » vient de loin et, si elle se
porte fort bien à droite, la social-démocratie est loin
d’y rester insensible.

Le Schweizerische Volkspartei (nommé par antiphrase dans les
régions latines Union démocratique du centre) a sorti
l’artillerie lourde : « Les Suisses votent
UDC », « Qualité
suisse », « Pour une Suisse
forte ». Le Parti libéral-­radical (PLR)
rappelle son rôle dans la fondation de l’Etat
fédéral (1848) et justifie son programme
« Par amour de la Suisse ». Le Parti
démocrate-­chrétien, craignant la contestation dans
ses bastions traditionnels, susurre : « Pas de
Suisse sans nous ».

    Cette vague chauvine ne prendra pas fin le 23
octobre. En effet, la nouvelle Assemblée fédérale
s’ouvrira par l’insipide « Cantique
suisse », qu’entonnera la cantatrice Noëmi
Nadelmann (accompagnée d’un orchestre de cuivre). Cette
dernière a été invitée par un
hiérarque thurgovien du SVP/UDC, mais la présence de
l’orchestre est due à une motion de la socialiste vaudoise
Ada Marra (Le Matin, 11.10.2011).

    Au 19e siècle, la première
organisation ouvrière s’intitulait
« Société du Grütli ».
Fondateur du parti socialiste, Hermann Greulich (1842-1925) publia des
articles d’histoire inspirés des légendes de la
Suisse primitive : une synthèse de la chronique
d’Aegidius Tschudi (1505-1572), reprise de manière
acritique par de nombreux historiens, du 18e au 20e siècle.
Aussi, sur une prairie légendaire, le 1er août 2007, la
conseillère fédérale Micheline Calmy-­Rey
pouvait affirmer : « Pour moi, le Grütli
symbolise la fondation de la Suisse moderne, démocratique et
multiculturelle que nous connaissons »
(L’Illustré, 37/2011).

Aux origines d’une histoire mythique

Depuis la fondation de l’Etat fédéral (1848), cette
vision éthérée a gommé les
aspérités de l’histoire réelle :
« A l’époque, les dirigeants radicaux
vainqueurs du Sonderbund [alliance réactionnaire de sept cantons
catholiques en 1844-1847], conscients d’expérimenter un
modèle politique déplaisant à l’ensemble des
monarchies européennes, avaient eu soin de gommer les origines
révolutionnaires et françaises de leur système
gouvernemental en les présentant comme la prolongation naturelle
de principes démocratiques tirés de
l’héroïque Moyen Age helvétique. […] Ainsi
se forma une tendance historiographique présentant d’une
part les Waldstätten comme les précurseurs d’une
Suisse en devenir et occultant, d’autre part, l’essentiel
des acquis de la République helvétique »
(Irène Herrmann).

    Cette historiographie fut d’abord
contestée dans les cantons primitifs ; mais
l’entrée du parti conservateur au Conseil
fédéral (1891) et l’alliance radicale-conservatrice
contre le mouvement ouvrier dans les premières décennies
du 20e siècle débouchèrent sur la vulgate
intitulée « défense nationale spirituelle du
pays ». Cette dernière fut conçue dans les
années 1930 par des secteurs ultraréactionnaires,
où figurait le comte fribourgeois Gonzague de Reynold,
idéologue de la droite national-conservatrice.

Quelques réflexions critiques

Un mot à Mme Calmy-Rey, puisque je la trouve sous ma plume. Sa
retraite imminente va lui permettre de combler ses lacunes historiques
en étudiant les contributions de quelques personnalités
du mouvement ouvrier (socialistes ou libertaires), critiques de
l’idéologie dominante, cités par l’historien
genevois Marc Vuilleumier (1973) :

    Le socialiste zurichois Karl Bürkli (1823-1901)
« s’attaqua à l’histoire de la Suisse
primitive, en s’inspirant des vues d’Engels sur le
caractère réactionnaire qu’avait eu la naissance de
la Confédération ».

    En 1913, le socialiste bernois Robert Grimm
(1881-1958) notait : « Dans aucun autre pays, une
fausse tradition et la méconnaissance des faits historiques a
produit des représentations aussi déformées du
passé qu’en Suisse. Les notions d’ancienne
liberté suisse et de gloire héroïque survivent dans
la conscience populaire, mais très peu ont une idée de
l’absence réelle de liberté qui subsista jusque
loin dans le 19e siècle ».

    En 1912-1913, le médecin libertaire zurichois
Fritz Brupbacher (1874-1945) « recherchait la
signification de la République helvétique et de la guerre
du Sonderbund pour le mouvement ouvrier suisse ».

    Le Neuchâtelois James Guillaume (1844-1916) a
publié une biographie de Pestalozzi, citant son rôle
politique à la fin de l’ancienne
Confédération et sous la République
helvétique (1798-1802).
    L’intégration majoritaire du mouvement
ouvrier a entravé durablement l’élaboration
d’une histoire alternative (esquissée par exemple en 1941
par l’historien Valentin Gitermann). Certes, ces ébauches
ne sont pas parfaites, mais leur méconnaissance entretient des
légendes néfastes, profitant à la droite
national-­conservatrice.

Hans-Peter Renk


Sources

Irène Herrmann,
« L’invention d’un malheur fondateur :
Genève et les événements de 1798 »,
« La mémoire de 1798 en Suisse romande.»
Lausanne, Société d’histoire de la Suisse romande,
2001

Alfred Rufer, « Helvétique
(République) », « Dictionnaire
historique et biographique de la Suisse », fasc. 29.
Neuchâtel, Attinger, 1926

« Histoire du mouvement ouvrier en Suisse » / présentation

Marc Vuilleumier. « Cahiers Vilfredo Pareto », no 29 (1973)

Charles Heimberg, « Un étrange
anniversaire : le centenaire du
1er août ». Genève, Que faire, 1990

Hans-Ulrich Jost, « Les avant-gardes réactionnaires ». Lausanne, Ed. d’En Bas, 1992