Une hégémonie mondiale? Le défi des Etats-Unis

Une hégémonie mondiale? Le défi des Etats-Unis

Après l’effondrement de l’Union Soviétique, les avancées de l’intégration européenne et la montée en puissance de la Chine posent de nouveaux problèmes à l’impérialisme états-unien. Dans ce contexte, quels sont les objectifs de la «guerre sans fin» lancée par l’administration Bush? Nous reproduisons ici quelques extraits d’un entretien avec le politologue marxiste Peter Gowan*.

Comment comprendre les buts des Etats-Unis dans la «guerre contre le terrorisme»?

– Leurs objectifs déclarés sont bien sûr d’écraser les «terroristes» et de renverser les régimes des «Etats voyous». Parmi les quatre mouvements terroristes et les trois Etats voyous mentionnés par Bush dans son discours sur l’état de l’Union, trois mouvements et deux Etats sont des supporters moyen-orientaux du combat des Palestiniens et des ennemis des Etats-Unis et d’Israël. Cette concentration régionale des cibles de Washington renvoie au fait que les Etats-Unis éprouvent de très sérieuses difficultés politiques au Moyen-Orient, et qu’ils essaient de mettre à profit la mobilisation intérieure et internationale, dans la foulée du 11 septembre, comme point d’appui politique pour une action en force contre l’Irak, perçue comme la clé afin de dépasser leurs vulnérabilités dans la région.


Mais, au-delà de ces objectifs tactiques, les Etats-Unis essaient, comme Colin Powell l’a déclaré quatre jours après le 11 septembre, d’utiliser ces attaques «comme une opportunité pour remodeler les relations internationales» – en d’autres termes, pour promouvoir le programme global des Etats-Unis. Ce «remodelage» suppose un effort afin d’ancrer le caractère «unipolaire» des Etats-Unis, tirant profit de sa puissance militaire écrasante pour atteindre ce but politique. La première administration Bush et celles de Clinton s’étaient aussi attelées à cette tâche. Mais le 11 septembre a donné de nouvelles possibilités aux Etats-Unis pour aller de l’avant dans sa réalisation. (…)

Bien sûr, il n’y a aucun doute sur le vainqueur de la guerre froide – Les Etats-Unis ont gagné la guerre froide. Mais la question est dès lors: pourquoi les Etats-Unis ont-ils besoin de faire appel à la puissance militaire pour asseoir leur hégémonie? Ne pourraient-ils pas établir leur suprématie par le biais de leurs sociétés transnationales, qui dominent dans tant de domaines? (…)

– La seule chose certaine, c’est que le capitalisme a gagné la guerre froide. Ça a été une grande victoire idéologique et politique, et c’est vrai, que dans les années 90, les principales puissances capitalistes ont déployé de grands efforts pour consolider cette victoire en tentant d’exclure tout nouveau défi socialiste pour le futur. C’est aussi vrai, que les puissances atlantiques ont fait un effort concerté pour sortir de leur terrain afin d’étendre leur hégémonie économique et politique sur des régions du monde qui étaient hors de leur portée durant la guerre froide. Mais le degré de coopération entre les principales puissances capitalistes a été très limité et n’a souvent pas dépassé la simple rhétorique. La compétition inter-impérialiste est restée très forte, en particulier entre les Etats-Unis et l’Europe.


Mais cette compétition entre les Etats-Unis et l’Europe n’a pas porté avant tout sur le terrain économique: elle a tourné autour des formes et des centres d’autorité politiques, en premier lieu en Europe même. Avec l’effondrement du bloc soviétique, les Européens de l’Ouest ont tenté de construire leur propre centre politique en se débarrassant du protectorat américain de la guerre froide sur le Vieux Continent et en étendant l’influence de leur propre centre politique vers l’Est. En cas de succès, cela pourrait à terme conduire à une articulation du centre politique européen avec une Russie capitaliste.


C’est potentiellement très menaçant pour les Etats-Unis. Et en Asie orientale, il y a un risque similaire: celui d’une Chine de plus en plus ouverte devenant un centre politico-économique régional pour l’Asie du Sud-Est, pour la Corée et même, éventuellement, pour le Japon. Si, dans un tel cas, l’Eurasie occidentale et orientale devaient adopter des orientations similaires sur une série de questions politiques globales, cela pourrait représenter un défi majeur pour la puissance des Etats-Unis. En somme, l’effondrement du bloc soviétique a eu des effets paradoxaux et contradictoires: en même temps, il a fait des Etats-Unis la puissance très largement dominante sur le plan militaire, mais il menace de miner son système de protectorat de la guerre froide sur le centre capitaliste du monde. C’est cette contradiction qui sous-tend une grande partie de la politique internationale et l’essentiel de la stratégie extérieure actuelle des Etats-Unis.


Bien sûr, beaucoup estiment que ces batailles politiques sont de peu d’importance. Ils pensent que l’essentiel c’est l’économie et la «globalisation». Et ils voient cela comme l’émergence d’un marché mondial plus ou moins unifié et autonome, dans lequel les entreprises transnationales de tous les pays du centre coopèrent pour définir les règles et exploiter le monde. Et ils considèrent les Etats et leurs rivalités politiques comme secondaires. (…)


L’unité apparente du centre capitaliste dans le cadre de la «globalisation» est le reflet d’une attaque néolibérale commune contre le travail. La nouvelle vague d’expansion vers le Sud, de même que la tendance à la «financiarisation», qui ne doit pas être perçue comme une domination du capital financier sur le capital industriel, mais plutôt comme la transformation de toutes les grandes sociétés en acteurs financiers, qui réalisent une grande part de leurs profits par des opérations financières. Mais si l’on considère la géographie de la production et de la propriété, c’est une image différente qui se dégage: une régionalisation très poussée du capital, avec chaque pôle principal – l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie orientale – de plus en plus tourné vers sa région. 90% de tout ce qui est consommé dans chaque partie de la triade y est aussi produit, les structures de la propriété reflétant la même tendance.


En Europe, cette régionalisation de la production se combine avec un fort régionalisme politique. Et en Asie orientale, on note des efforts dans la même direction, renforcés par suite de la crise financière régionale et de l’intervention prédatrice des Etats-Unis dans celle-ci. Cette évolution politique est beaucoup plus fragile en Asie orientale qu’en Europe (en particulier à cause de la rivalité sino-japonaise sur une évolution qu’ils souhaitent tous les deux). (…)


Voilà le contexte stratégique dans lequel il convient de situer la tactique de l’administration Bush. Et dans ce contexte, les continuités de cette administration avec celle de Clinton paraissent de plus en plus évidentes. Les deux se sont engagées dans l’étayage d’une domination politique directe et globale des Etats-Unis. (…) Mais avec le 11 septembre et la «campagne contre le terrorisme», Bush a mis en route un nouveau show états-unien. Il s’agit rien de moins que de modifier totalement l’agenda politique mondial sur le terrain où les Etats-Unis sont rois: le terrain militaire.

(…) Nous sommes en train d’assister au développement de quelque chose de vraiment mauvais aux Etats-Unis, la mobilisation la plus réactionnaire depuis le maccarthysme des années 50. La démocratie libérale est-elle menacée?

– La réponse c’est que cela dépend de ce que tu entends pas démocratie libérale. Paradoxalement, la gauche tend à exagérer le degré de la «remise en boîte» – comme ils disent aux Etats-Unis – du monde du travail, à la fois en Europe et aux Etats-Unis. (…)


L’une des choses qui frappent le plus dans la politique états-unienne des années 90, c’est l’incapacité de la droite dure, en dépit de ses énormes ressources, notamment financières, a se construire effectivement une base pour elle-même. Le grand fait nouveau de la politique mondiale, depuis le 11 septembre, c’est l’espoir de la droite dure et de ses supporters du big business de réussir à se donner une base de masse aux Etats-Unis. Mais ils ne vont pas arriver à forger cette base en lançant une campagne de grande envergure contre les droits des salarié-e-s. Ceci n’exclut pas, bien sûr, des restrictions des droits démocratiques avec des effets négatifs sur les communautés ethniques minoritaires et les groupes politiques dissidents. Cette droite est bien sûr obsessionnellement hostile au mouvement contre la mondialisation capitaliste; et la culture politique américaine dispose de traditions en matière de chasse aux sorcières contre la gauche, qui pourraient être mises en œuvre en cas de nouveau coup majeur comme le 11 septembre.

Ne penses-tu pas qu’il y ait des éléments d’irrationalité dans certains secteurs du leadership états-unien? Par exemple, la déclaration que les Etats-Unis sont prêts à utiliser des armes nucléaires pour tuer Saddam Hussein. Ou l’idée qu’ils pourraient mettre à profit leurs nouvelles positions militaires en Asie centrale pour attaquer la Chine, à un moment donné, dans le futur?

– (…) Il faut garder à l’esprit que l’équipe de Bush vient directement du reaganisme; elle représente bien l’aile reaganienne de l’establishment politique états-unien. Et il est frappant que nombre de ses membres ont une origine militaire – par exemple, les deux principaux chefs du Département d’Etat, Powell et Armitage, viennent de l’armée. Cela vaut aussi pour Cheney – un expert civil des affaires militaires – et Wolfowitz. Les géopoliticiens de Clinton appartenaient à l’aile Brzezinsky de l’administration Carter et, eux aussi, bien sûr, de différentes manières, ont été à l’origine du reaganisme politico-militaire, dès 1978-1979, cela ne fait donc pas une grande différence. Ces gens sont intoxiqués par ce qu’ils pensent être l’efficacité politique de la puissance militaire. Ils n’ont pas vraiment beaucoup d’expérience de la confrontation avec des mobilisations de masse explosives.


Deuxièmement, leur grande expérience concernait l’URSS, qui était extrêmement prudente militairement et politiquement. En fait, elle partageait une grande partie de ce qu’on pourrait appeler les valeurs politiques et culturelles occidentales, dans une perspective historique comparative. Ceci n’est pas vrai de certains de leurs ennemis actuels. Ainsi, lorsque Bush a inclus la Corée du Nord dans l’«axe du mal», il a pris un risque réel avec Kim Jong II, qui peut être impulsif et aventuriste militairement. La même chose peut être dite de certains responsables des services secrets pakistanais; quiconque enquête d’un peu plus près sur l’assassinat de Pearl, dans lequel les services secrets pakistanais ont été très certainement impliqués, peut le constater. Et le problème avec la puissance militaire, c’est que son efficacité politique mesurable est supérieure lorsqu’elle n’est pas vraiment utilisée.


Et troisièmement, en dépit de la nouvelle donne essentielle d’un soutien de masse pour une intervention militaire extérieure, les Etats-Unis ont encore une capacité très limitée d’opérer militairement au sol pour contrôler directement des populations. A tous les niveaux, leurs efforts pour le faire en Afghanistan n’ont pas été impressionnants. Les forces de proximité et les opérations des détachements spéciaux constituent les limites de l’action des Etats-Unis pour contrôler durablement une population. (…)

* Peter Gowan est professeur à la North London University et membre du comité éditorial de la New Left Review. Il a publié récemment The Global Gamble – America’s Faustian Bid for World Domination Londres, Verso 2000. Cet interview a été réalisé par Phil Hearse et publié dans International Viewpoint, en avril dernier. Traduction et coupures de notre rédaction. Version anglaise complète sur le site: www.3bh.org.uk/IV/main/IV%20Archive/IV339/IV339%2014.htm.