«Les Neiges du Kilimandjaro» de Robert Guédiguian

«Les Neiges du Kilimandjaro» de Robert Guédiguian : L'écho de Victor Hugo

Présenté au sein de la sélection Un Certain Regard, lors du Festival de Cannes 2011, « Les Neiges du Kilimandjaro » de Robert Guédiguian est un film qui tranche avec la production cinématographique française actuelle. Mêlant travail de critique sociale et sensibilité à fleur de peau, ce film, librement inspiré d’un poème de Victor Hugo, est une ode à la solidarité.

Michel (Jean-Pierre Darroussin) et Marie-Claire (Ariane Ascaride) s’aiment. Entourés de leurs enfants, petits enfants, amis et camarades, ils vivent heureux. L’argent ? Il n’y en a jamais eu beaucoup. Avec le plan social qui le touche, lui, syndicaliste de la CGT, et bien d’autres soudeurs du chantier naval, il y’en aura encore moins. Et alors ? Ils continueront de vivre, heureux. Ils tiendront les deux bouts avec ses ménages, à elle, ses allocations, à lui, et la distribution de journaux, ensemble. Dans l’angle de vue de Marie-Claire et Michel  se dessine une vie de travail accompagnée de luttes syndicales, une génération qui croit que les congés payés ont toujours existé, jusque-là une certaine sécurité de l’emploi, de fidèles camarades, Marseille et, enfin, trente ans de mariage qui se fêtent. Pour ces trente années de bonheur commun, ils reçoivent de leurs convives de grands cadeaux : quelques milliers de francs et deux billets d’avion pour le Kilimandjaro. Il n’y a, dans ce film, aucunes belles prises de vue du Kilimandjaro. Ce genre de vacances-là est réservé aux bourgeois. A ceux qui n’ont pas de patrimoine propre reste juste la nostalgie d’un patrimoine collectif : Les neiges du Kilimandjaro, chanson de Pascal Danel, est le seul aspect de la Tanzanie qui parviendra au spectateur : «Il n’ira pas beaucoup plus loin?; la nuit viendra bientôt. Il voit là-bas dans le lointain les neiges du kilimandjaro.»

Parmi les convives, l’un des licenciés. Il n’a même pas 20 ans, il n’a jamais eu de véritable contrat de travail, il ne connaît pas les congés payés et a, pour seule famille, deux petits frères à charges. Comment s’en sortir ? Le vol avec agression. Pour Marie-Claire et Michel, adieu le Kilimandjaro, les milliers de francs et les cartes bleus. C’est là que se pose aux deux protagonistes un cas de conscience. Comment répondre à un jeune homme qui ne regrette pas son acte mais, au contraire, le justifie par le fait qu’il s’est attaqué à des « petits bourgeois » ? Comment réagir à une peine qui leur semble disproportionnée en regard de dégâts, finalement, assez modestes ?

Une conscience de classe refoulée et clandestine

Guédiguian s’est librement inspiré d’un poème de Victor Hugo, Les pauvres gens, écrit en 1854, pour écrire son scénario. Les pauvres gens, pour Guédiguian, ce sont les salarié·e·s d’aujourd’hui fortement prolétarisés et représentés, dans le film, par le jeune voleur. Ce sont celles et ceux qui, surtout dans le secteur tertiaire, n’ont plus la même conscience de classe que les ouvriers·ères à l’ancienne: «Les pauvres gens, ça ne s’affiche plus (…) la conscience de classe, même si elle existe, est refoulée, clandestine. On ne claironne pas dans la rue. J’ai connu une époque où les ouvriers faisaient les matamores. Ils n’aimaient pas les bourgeois, se sentaient plus dignes qu’eux» dit-il dans une interview des Inrocks (15 novembre 2011). Le film traite, avant tout, de cette réussite des chefs d’entreprises capitalistes à faire du conflit salarial, un conflit entre actifs et chômeurs·euses, puis entre les chômeur·euse les plus précarisés et ceux qui le sont un tout petit peu moins. Guédiguian laisse d’ailleurs le patronat totalement hors champ dans son film. L’« ennemi commun » se trouve ainsi désincarné. La caméra, en restant fixée uniquement sur l’activité des plus précaires, donne à voir, effectivement, une hiérarchie au sein même de cette classe de travailleurs·euses. C’est celle-là que le jeune homme perçoit en premier lieu. Ainsi, si la lutte de classe existe et reste le moteur de l’histoire, le film souligne que ses formes sont devenues plus floues.

Face à la logique froide et implacable de l’entreprise capitaliste, des licenciements et des drames sociaux qu’elle engendre, la solution que nous laisse entrevoir Les Neiges du Kilimandjaro, c’est la solidarité. Comme dans le poème de Hugo, ce film est une ode aux « pauvres gens » pour qui l’entraide prime. Comment réagiront Michel et Marie-Claire au vol puis à l’incarcération du jeune homme ? Voici un indice que donne la lecture du poème de Hugo au futur spectateur  : lorsque le mari pêcheur d’un couple vivant très modestement apprend la mort de leur voisine qui laisse derrière elle deux petit enfants, sa réponse est spontanée et sans manière: «Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête, nous avions cinq enfants, cela va faire sept. Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait de souper quelques fois. Comment allons nous faire? Bah ! tant pis!»

Ce film met en scène un couple amoureux pris dans les conflits sociaux et générationnels actuels, ajoute à une critique sociale forte une sacré dose de sensibilité. Un film à voir absolument.

Isabelle Lucas