un entretien avec Yayo Herrero

un entretien avec Yayo Herrero : Décroissance juste et écoféminisme

Yayo Herrero s’intéresse à la « décroissance juste » et aux questions qui lui sont associées. Pour elle, « la productivité capitaliste ne cherche pas à satisfaire les besoins », alors que « nous devons lier la production au maintien de la vie, non à sa destruction ». Elle est l’une des trois responsables coordinatrices de la confédération « Ecologistes en Action » (Etat espagnol) ; elle appartient également au collectif d’édition du journal électronique Rebelión (www.rebelion.org). Nous reproduisons ici en traduction française le long entretien qu’elle a accordé à Salvador López Arnal.

 

Salvador López Arnal (SLA): Je voudrais me référer à un article que tu as publié récemment dans Pueblos avec Luis Gonzalez Reyes, intitulé : « Décroissance juste ou barbarie ». Que signifie ce terme « décroissance juste » ? Toute décroissance n’est-elle pas juste ?

Yayo Herrero (YH): Réduire la sphère matérielle de l’économie est une nécessité. Les limites propres de la planète (épuisement de ressources non renouvelables, saturation des puits, diminution des sols fertiles, altération des cycles et des dynamiques de régulation, etc.) vont nous y contraindre. La réadaptation à une sphère matérielle plus petite peut se faire grâce à des critères éco-fascistes: un secteur toujours plus petit de la population gaspille, surconsomme l’énergie, le sol, l’eau ou les matières premières, alors que la quantité des « exclus environnementaux » ne cesse d’augmenter. La « décroissance juste » fait référence à un processus planifié de redistribution et de répartition des ressources naturelles, un processus qui se construit en même temps de manière cohérente par rapport aux limites physiques de la biosphère.

 

SLA: Pourquoi considères-tu notre société comme une société de l’excès ? De nombreux secteurs sociaux disposent de marges de manœuvre importantes et leur consommation est élevée.

YH: Je crois que l’humanité, dans son ensemble, n’a pas de marge de manœuvre. La bio-capacité globale de la planète a été dépassée. Dans les sociétés riches, la consommation matérielle dépasse de beaucoup la capacité de leur territoire. Evidemment, il existe une composante de classe fondamentale, et les personnes les plus riches doivent être obligées à diminuer de manière considérable leur consommation matérielle; mais il me paraît important de prendre en compte le fait que de nombreuses personnes qui ne se considèrent pas elles-mêmes comme riches ont une consommation matérielle insoutenable.

     La question-clé réside dans le fait de savoir si ces consommations sont extensibles à l’ensemble de la population humaine. Si tel n’est pas le cas, alors ce sont des privilèges, non des droits. Toute la population de la planète pourrait-elle avoir une voiture particulière ? Tous les êtres humains pourraient-ils manger de la viande quatre fois par semaine ? Si ces consommations sont physiquement impossibles, alors avoir une voiture particulière ou manger de la viande quatre fois par semaine sont des privilèges maintenus aux dépens d’autres personnes et d’autres territoires.

     La réduction équitable de ces consommations matérielles est une question de justice dans un milieu physique limité. La possibilité d’une croissance illimitée de la production matérielle dans un milieu physiquement limité est l’un des nombreux mythes de l’économie capitaliste, un mythe qui malheureusement a colonisé l’imaginaire de nombreuses personnes de gauche.

 

SLA: Crois-tu que malgré tout ce qui a été étudié, dit et fait, cette colonisation culturelle que tu mentionnes reste présente dans des secteurs de la gauche ?

YH: A mon avis, des secteurs de la gauche ont une conception de la production similaire à celle de l’économie capitaliste. Ils conçoivent la production sous l’angle de la croissance économique et ne se distinguent du capitalisme que sur les critères de répartition et de redistribution de la richesse.

En se développant sur une planète physiquement limitée, l’économie est affectée par ces limites. Par conséquent, selon une perspective de gauche, nous ne devons pas centrer nos efforts sur la seule répartition de la richesse; il faut aussi remettre en question le système de production capitaliste, tout simplement parce qu’il n’est pas viable et qu’il n’est pas capable de garantir des conditions de survie dignes pour l’ensemble des êtres humains et encore moins pour les générations futures (je parle de décennies, et non pas de siècles).

 

SLA: Pourquoi crois-tu que, paradoxalement, la majeure partie des choses importantes ou indispensables va diminuer ? Quelles sont ces choses « importantes et indispensables » ?

YH: Il suffit de regarder notre environnement. De nombreuses espèces marines, grâce auxquelles nous nous alimentions, se sont raréfiées ou ont disparu. Les sols fertiles, l’eau propre, l’air respirable, l’énergie fossile, les minéraux, la capacité de participer et d’agir sur les décisions, le temps accordé à la reproduction sociale et au soin de la vie humaine, tous ces éléments indispensables à la survie et au bien-être vont diminuer.

 

SLA: Tu dis aussi que les problèmes actuels font courir des risques à la vie en général, et pas seulement à la vie humaine. N’exagères-tu pas le danger ? N’a-t-il pas existé d’autres moments dans l’histoire de l’humanité, où l’autocontrôle et la limitation n’étaient pas à l’ordre du jour ?

YH: Effectivement, il est possible que la vie, comme telle, ne soit pas en danger. Si, finalement, des bactéries peuvent vivre dans les installations d’une centrale nucléaire, il semble difficile de penser que le métabolisme agro-urbain-industriel capitaliste puisse en finir avec toute forme de vie. Même si d’un point de vue anthropocentrique, la survie des bactéries après la catastrophe est une bien faible consolation…

     A certains moments, des sociétés humaines ont vécu sans se fixer de limites. Néanmoins, jusqu’à ce qu’elles disposent d’énergies fossiles, les possibilités de dépasser les limites avaient une dimension locale. L’injustice sociale et l’exploitation étaient également monstrueuses, mais la capacité physique de détériorer globalement la biosphère n’existait pas. La disponibilité du pétrole a permis d’étendre l’échelle de la spoliation et de la soumission à toute la planète.

 

SLA: Crois-tu que l’on puisse estimer pensable, je ne dis pas désirable, un capitalisme vert, un capitalisme qui génère des résidus de façon raisonnable et n’extraie pas des ressources de manière excessive ?

YH: A mon avis, c’est absolument impossible. Le capitalisme ne peut être ni vert, ni humain, parce que par essence, le capitalisme et la nature, le capitalisme et l’humanité, sont incompatibles.

     Le capitalisme se base sur une expansion constante des bénéfices, lesquels se construisent grâce à l’extraction des matières premières, la génération de déchets, l’altération des cycles naturels et des processus de régulation, l’exploitation des travailleurs·euses et l’appropriation du temps que, dans les sociétés patriarcales, les femmes accordent à la reproduction sociale et à la gestion quotidienne du bien-être.

     Si les bénéfices croissent – et dans le cas contraire, le capitalisme chute –, les bases matérielles cachées sur lesquelles il repose, et qui sont limitées, s’érodent, et par là-même, détruisent la possibilité de maintenir des vies qui valent la peine d’être vécues.

     Du point de vue de la soutenabilité, l’économie doit permettre de satisfaire les besoins qui permettent le maintien de la vie pour toutes les personnes. Cet objectif ne peut pas être prioritaire au même titre que le gain privé. Si la logique de l’accumulation prime, les personnes ne sont pas le centre de l’économie. Le bénéfice ne peut se concilier avec le développement humain, c’est l’un ou l’autre qui doit être prioritaire, et ce choix détermine les décisions sociales et économiques.

 

SLA: Crois-tu qu’il existe actuellement une société où les personnes sont au centre de l’économie ?

YH: De nombreuses sociétés ne s’organisent pas selon la logique capitaliste. Il ne s’agit pas d’idéaliser les peuples primitifs, qui à nos yeux peuvent avoir beaucoup d’autres problèmes, mais il est clair que, depuis de nombreuses années, certains d’entre eux vivent en mettant la vie au centre de leur problématique.

     Quelques sociétés socialistes – par exemple Cuba, avec ses contradictions – mettent l’accent sur les personnes. Cela seul peut expliquer pourquoi dans des moments aussi difficiles que la « période spéciale » [période qui fait suite à la disparition de l’URSS et de son aide à Cuba, NDT], il n’y a pas eu de morts, de famines ou de violences telles que celles qui se sont produites aux Etats-Unis suite à l’ouragan Katrina, ou à Haïti après le tremblement de terre.

     A Cuba, les indicateurs de l’espérance de vie, de la santé ou de l’éducation coexistent avec des revenus par tête réduits. Cela montre que les personnes, leur santé ou leur éducation sont importantes.

     Dans nos propres sociétés, il existe des contradictions importantes. Si nous pensons aux foyers comme noyau économique, nous pouvons voir que la gestion du bien-être quotidien et la solution des besoins se trouvent au centre de l’activité économique de la reproduction sociale. Il ne s’agit pas d’idéaliser cette situation, vu l’exploitation qui perdure dans le travail domestique, et le fait qu’elle repose sur le travail occulte des femmes, mais l’activité principale n’a pas pour objectif l’accumulation et le gain. C’est un travail dur, pour lequel il faut responsabiliser l’ensemble de la société, et bien sûr les hommes, mais avec toutes ses contradictions, il ne suit pas la logique capitaliste (bien que le capitalisme ne puisse se maintenir sans que ce travail ne soit caché, ou précaire, et donc largement invisibilisé dans la sphère monétaire).

 

SLA: Si l’on ne peut soutenir l’idée d’une croissance illimitée grâce à l’extraction de ressources et à la production qui en découle, sommes-nous alors condamnés à vivre mal, avec de nombreuses restrictions, surtout si nous pensons aux générations futures ? N’est-il pas raisonnable de penser que, quoique nous fassions, finalement – même en cas de miracle technologique qui nous permette d’avancer –, l’humanité est condamnée ?

YH: Je crois que, face à la nécessité d’un changement radical, la promesse technologique est l’un des autres mythes qui nous endorment. La technologie se présente comme notre sauveur, y compris des problèmes qu’elle-même a créés.

     Nous avons un problème politique, pas un problème technologique. C’est un problème de répartition de la richesse, d’application des principes de suffisance, un problème qui se résoudra seulement en cessant de mettre le capital et les marchés à l’épicentre de la société.

     La technologie est nécessaire et peut aider à construire une société viable et juste. Mais elle doit être placée au service d’un projet politique mettant au centre de ses préoccupations la justice, le bien-être et la conservation de la vie.

A mon avis, nous avons davantage besoin de philosophie que de technologie. Une fois les besoins matériels de base couverts, les êtres humains seront capables de construire des vies dignes en développant au maximum leurs capacités relationnelles et communautaires.

 

SLA: Et de quel type de philosophes avons-nous besoin ? Cite-moi des auteurs dont l’enseignement te paraît important.

YH: Je crois que nous avons urgemment besoin d’une philosophie qui nous aide à conserver et à restaurer les bases de la condition humaine : la réciprocité, l’appui mutuel, le respect envers ce qui permet de nous maintenir en vie, la capacité de comprendre la portée de nos actes qui nous permet d’être des êtres moraux et politiques…

     A partir de la philosophie et d’autres disciplines, de nombreux auteur.e.s m’ont aidée à regarder le monde d’une autre manière : Jorge Riechmann, Günther Anders, Carlos Fernández Liria, José Manuel Naredo, Belén Gopegui, Maria Zambrano, Amaia Orozco, mes camarades de la commission d’éducation de « Ecologistes en Action »… Je reconnais ma dette envers toutes ces personnes et envers beaucoup d’autres. Je voudrais mentionner un ami que j’admire : Santiago Alba Rico. Il est capable d’interpréter le monde d’après ses propres yeux, des yeux informés sans doute, mais propres. Voir avec ses yeux propres est parfois dur et incommode, mais cela aide d’autres aussi à voir. J’ai beaucoup appris de lui.

SLA: Tu affirmes dans ton article de Pueblos que l’éco-efficience est une condition nécessaire, mais non suffisante. Pourquoi n’est-elle pas suffisante ?

YH: L’économie écologique a montré que l’éco-efficience n’a pas réduit la pression sur la nature. Indubitablement, une voiture consomme moins d’énergie aujourd’hui qu’il y a 30 ans, même s’il n’est pas question de prétendues « voitures écologiques ». Néanmoins, le nombre de voitures a tellement augmenté, que l’économie obtenue par unité disponible se perd en raison de cette augmentation du nombre total. C’est le paradoxe de Jevons, également nommé « effet ricochet ».

L’éco-efficience est donc une condition nécessaire, mais pas suffisante. Il manque des politiques de gestion de la demande selon des critères de justice, sous contrôle public et démocratique.

 

SLA: Il est nécessaire, relèves-tu, de réduire et de reconvertir ces secteurs d’activité qui nous poussent à la détérioration. De quels secteurs s’agit-il ?

YH: Dans une société qui devra nécessairement apprendre à bien vivre avec moins de biens matériels, qui devra adopter un modèle de consommation plus sobre et plus équitable, il est capital de réfléchir pour déterminer quelles sont les productions socialement et écologiquement nécessaires et celles qu’il n’est pas souhaitable de maintenir. Le critère essentiel de sélection, c’est de savoir dans quelle mesure elles facilitent le maintien d’une vie équitable. Il s’agit d’un thème particulièrement délicat à un moment où les chômeurs-euses se comptent par millions, et où les gouvernants appellent austérité le processus de spoliation du bien commun et des ressources publiques restantes, afin de relancer la croissance des bénéfices privés.

     Le grand obstacle que l’on oppose à toute transition vers un style de vie beaucoup plus austère (écologiquement parlant, bien sûr, pas au « sens Rajoy » [dirigeant du Parti Populaire de droite, NDT] devenu récemment Premier ministre de l’Etat espagnol]) c’est celui de l’emploi. Historiquement, la destruction de l’emploi se produit dans les moments de récession économique. Il est évident qu’un frein au modèle économique actuel finira par déboucher sur le licenciement de travailleurs-euses. Néanmoins, certaines activités doivent décroître et le maintien des postes de travail ne peut être le seul principe à prendre en compte, au moment d’évaluer les changements nécessaires dans le tissu productif.

     Des travaux ne sont pas socialement désirables, comme la fabrication d’armements, les centrales nucléaires, le secteur de l’automobile privée ou les emplois créés autour des bulles financières et immobilières. Par contre, les personnes qui occupent ces places de travail sont nécessaires et, par conséquent, le démantèlement progressif de certains secteurs devra s’accompagner d’un plan de restructuration dans un cadre garantissant de fortes couvertures sociales publiques qui protègent le bien-être des travailleurs-euses.

 

SLA: Reconfigurer le modèle productif demande de répondre aux questions posées par l’économie féministe. Quels besoins faut-il satisfaire ? Quelles sont les productions nécessaires pour pouvoir les satisfaire ? Quels sont les travaux socialement nécessaires pour cela ?

YH: Les travaux de soins, historiquement effectués par les femmes, ceux qui servent à maintenir ou à régénérer le milieu naturel, ceux qui produisent des aliments sans détruire les sols et empoisonner les eaux, ainsi que ceux qui consolident des communautés intégrées sur leur territoire, facilitent le maintien d’une vie équitable et sont donc des travaux désirables, tout comme le sont ceux qui servent à arrêter la destruction du territoire.

     Le regard selon le prisme de la soutenabilité nous offre un panorama du monde du travail totalement différent de l’actuel. Si nous tentions de classifier les travaux selon leur apport à la qualité de vie, l’ordre de la valeur sociale serait diamétralement opposé. En premier lieu, viendraient l’éducation, la production agro-écologique d’aliments, les travaux relatifs à la santé et à l’hygiène. Au dernier rang, arriveraient sûrement ceux effectués par les dirigeants des bourses financières, les fabricants d’armes et de structures inutiles. Nous pourrions différencier les travaux liés à la production de la vie et les travaux qui en provoquent la destruction.

 

SLA: L’une de vos thèses affirme : « Toute société qui veut s’orienter vers la soutenabilité doit réorganiser son modèle de travail pour incorporer les activités de soins comme une préoccupation collective de premier ordre ». Est-ce possible ? Ce type d’activité ne va pas être très productif, si nous les pensons dans les termes usuels.

YH: La conviction selon laquelle la terre et le travail sont remplaçables par le capital implique que l’économie se centre seulement sur le monde de la valeur monétaire, oubliant le monde physique et matériel.

     Quand nous réduisons la valeur à son aspect monétaire, de nombreuses choses restent cachées aux yeux du système économique. Nous aditionnons les valeurs marchandes de la production, mais n’en soustrayons pas les dégâts associés ou l’épuisement des richesses naturelles. En ne comptabilisant que la dimension créatrice de valeur économique et en vivant dans l’ignorance des effets négatifs que comporte cette activité, on encourage la croissance de cette « production » (en réalité, extraction et transformation) de manière illimitée, en chiffrant le progrès de la société à l’aune de l’augmentation continuelle des « biens et services » obtenus et consommés.

Ce raisonnement définit l’objectif de l’économie comme l’augmentation de la production, indépendamment de la nature de cette dernière, en célébrant la croissance d’activités visiblement dommageables pour l’ensemble de la population et pour l’environnement. Des activités qui croissent au prix de la détérioration des services éco-systémiques et qui rendent invisibles les temps de travail nécessaires pour la reproduction sociale. Dans nos sociétés, il est indifférent de produire des oignons ou des bombes, parce que l’on ne regarde pas la nature de la production, mais son bénéfice économique.

     Il s’agit de concevoir la production comme une catégorie liée au maintien de la vie et non à sa destruction. La productivité, dans son sens capitaliste, ne cherche pas à satisfaire des besoins, mais à augmenter des profits.

     Le capitalisme ne pourrait pas survivre s’il devait payer la reproduction sociale, si exigeante en main-d’œuvre. Il a besoin du patriarcat, car selon sa propre logique, il ne pourrait pas reproduire la main-d’œuvre.

     Dans l’économie des soins, la productivité se mesure en termes de bien-être et de maintien digne des conditions de vie. De ce point de vue, les soins aux personnes âgées ou aux enfants, est extrêmement productif et nécessaire. En revanche, selon cette logique, construire une nième autoroute autour de Madrid, non seulement n’est pas productif, mais tout à fait dommageable.

 

SLA: Dans une culture de la soutenabilité, affirmes-tu, il faudrait différencier la propriété liée à l’usage d’un logement ou du travail de la terre de celle liée à l’accumulation, et fixer des limites à cette dernière. C’est une autre de tes thèses. Mettre une limite à l’accumulation, c’est l’éliminer. Quelle limite faudrait-il y mettre et comment l’imposer ?

YH: C’est un débat important, parce que la propriété a été depuis longtemps un thème tabou. Beaucoup de personnes parlent de simplicité volontaire. Mais que faire avec ceux qui ne veulent pas être simples volontairement ? Il n’existe pas d’autre remède que penser comment contraindre ces personnes à répartir la richesse, parce que leur superflu manque à d’autres. La gauche critique dispose de nombreux instruments et outils : les impôts, la gestion de la demande, etc. Le changement fondamental est plus culturel, parce que de nombreux secteurs syndicaux ou politiques ont cessé depuis longtemps de remettre en cause la propriété.

 

SLA: Réduire la dimension d’une sphère économique n’est pas une affaire de choix, dis-tu. L’épuisement du pétrole et des minéraux, ainsi que le changement climatique, vont nous y obliger. L’adaptation peut se produire par deux voies : une bataille féroce pour des ressources décroissantes ou un réajustement collectif, avec des critères d’équité. Barbarie ou socialisme, en résumé. Comment ce réajustement collectif est-il possible ?

YH: Réhabiliter la politique est indispensable pour aborder ce réajustement. La politique comprise comme l’éthique du bien commun. Ce n’est pas une tâche facile

SLA: A quelles sociétés penses-tu lorsque tu parles de décroissance ?

     A des sociétés socialistes, anti-patriarcales, écologiques et joyeuses. Pour avancer vers ces sociétés, nous sommes obligés de défendre un changement radical de direction. Décoloniser l’imaginaire économique, promouvoir une culture de la suffisance et l’autolimitation matérielle, changer les normes de production, réduire drastiquement l’extraction de matières premières et la consommation d’énergie, favoriser les économies locales et les circuits courts de commercialisation, restaurer une bonne partie de l’agriculture paysanne, diminuer le transport et la vitesse, apprendre de la sagesse accumulée dans les cultures soutenables et faire du soin de la personne le centre d’intérêt, voici quelques-unes des lignes directrices pour passer de la société de la croissance à un autre modèle dans lequel la vie humaine digne est reconnue comme partie de la biosphère.

 

SLA: Tu parles de mettre des limites à l’émission d’argent ? Quelles seraient ces limites ? Pourquoi seraient-elles nécessaires ?

YH: On pourrait augmenter les coefficients de caisse des banques, interdire les paradis fiscaux, intervenir sur la possibilité de créer de l’argent ou de commercer avec des passifs non-exigibles. Il serait aussi nécessaire de lier les monnaies à des éléments matériels. Certains économistes préconisent d’établir un panier de matières premières ou d’articles de première nécessité.

 

SLA: Finalement, diminuer les incitations à la consommation est une autre de vos propositions. Comment y parvenir ?

YH: Un axe clair, c’est l’interdiction de la publicité. Personne ne fait des annonces pour les patates ou pour les œufs. On fait des annonces pour des choses non nécessaires et l’on crée la nécessité de consommer en confondant nécessité et satisfaction.

     Etablir des politiques de gestion de la demande selon des critères de justice permettrait de produire ce qui est raisonnable et possible du point de vue physique. Le critère de la distribution est intrinsèquement lié à toute politique environnementale parce que, dans le cas contraire, on suscite d’énormes inégalités dans l’accès aux conditions matérielles de vie. 7

 

Publié sur le site www.rebelion.org, le 14 février 2012. Traduit de l’espagnol pour solidaritéS par Hans-Peter Renk.