Impunité S.A. ou les super-pouvoirs du capital corporatif

Mónica Bargas et Olivier Chantry font partie des auteurs du rapport « Impunité S.A.», entrepris dans le cadre de la Campagne internationale « Démantelons le pouvoir des multinationales et mettons fin à l’impunité ! » (stopcorporateimpunity.org). Le rapport propose, à travers trois études de cas, des outils de réflexion sur les « super-droits » et les « super-pouvoirs » des entreprises transnationales. solidaritéS s’est entretenu avec eux.

 

Pouvez-vous nous présenter le projet Impunité S.A.?

 

Il y a quarante ans, Salvador Allende dénonçait le pouvoir des transnationales auprès de l’Assemblée des Nations Unies. Aujourd’hui, son discours est plus que jamais d’actualité. Dans toute la planète, travaillant de manière coordonnée ou parallèle, de multiples manières et dans un grand nombre de secteurs, des millions d’êtres humains s’activent dans des processus de lutte contre l’injustice sociale et environnementale générée par le système capitaliste. Ils s’efforcent de protéger les territoires, les semences, l’eau, les forêts, l’alimentation, la biodiversité, la santé, la culture, etc., devant l’agression des entreprises transnationales, dont le pouvoir se répand au moyen de « l’accumulation par dépossession ». Impunité S.A. entend contribuer à ces luttes, en réfléchissant sur cette problématique, à l’aide de trois études de cas.

Nous rapportons les abus et violations des droits des travailleuses et des travailleurs qui ont lieu quotidiennement dans les fabriques de vêtements (maquillas) du Maroc, en signalant la responsabilité de la transnationale espagnole Inditex. Le rapport examine une situation similaire au Nicaragua, en se référant au rôle de l’espagnole Pescanova. Dans les deux pays, il souligne comment tout cela est possible dans le cadre des Accords d’Association imposés par l’Union Européenne (UE), dans un contexte de la Lex Mercatoria, dans lequel les intérêts des grandes entreprises passent devant les droits humains. Impunité S.A. se concentre aussi sur le métabolisme social européen, examinant les conséquences de la dépendance de l’UE vis-à-vis de matières premières à l’importance stratégique croissante, et situées dans les pays appauvris. En raisonnant sur les cas de l’exploitation du zinc en Bolivie, le charbon en Colombie, le cobalt en République Démocratique du Congo, le soja et la canne à sucre en Argentine et au Brésil, le rapport illustre les impacts sociaux et environnementaux causés par Glencore.

Nous analysons aussi comment les accords commerciaux permettent d’assurer l’impunité de ce type d’entreprise. Impunité S.A. signale aussi la participation de ce genre de groupe dans la spéculation financière sur les matières premières. Finalement, le rapport propose un regard sur les « veines physiques » de la libéralisation commerciale, en considérant l’état d’avancement des méga-projets d’infrastructures en Amérique du Sud, lesquelles servent aussi au transport des matières premières qui ont pour destination l’UE. Dans ce cas précis, nous soulignons la responsabilité du capital européen public (au moyen de la Banque Européenne d’Investissements, par exemple) et privé (impliquant un nombre considérable d’entreprises) non seulement dans la construction des méga-projets, mais aussi dans leur financiarisation. Cette dernière est relativement peu connue, mais s’avère très préoccupante. Il s’agit, en fait, d’un projet global qui aspire à consacrer les marchés non seulement comme un moyen de financer les infrastructures, mais aussi de décider de leur emplacement. Il faut notamment mentionner les méga-barrages amazoniens sur le fleuve Madeira, auxquels participent la Banque Santander, GDF-Suez, Abengoa, Voith, Siemens, et d’autres groupes européens. 

 

Dans votre travail vous avez analysé le rôle de la multinationale Suisse Glencore, pouvez-vous nous en parler plus en détail?

 

Deux précisions, tout d’abord : a) le rapport a été terminé juste avant la fusion de Glencore et Xstrata, à la fin de l’année 2012, et par conséquent nous ne faisons pas référence aux activités de cette dernière?; b) nous avons choisi Glencore mais c’est un exemple parmi d’autres. Il est important de tenir en compte qu’il y a un grand nombre d’entreprises qui travaillent sur le commerce des matières premières (autant agricoles que minérales ou énergétiques), d’habitude très peu connues du grand public, et dont le pouvoir grandit de jour en jour. Elles sont actives à tous les niveaux de l’économie et contrôlent une partie importante de la chaîne productive. Selon ses propres chiffres, Glencore contrôlerait 60 % du commerce mondial de zinc, 50 % de celui de cuivre, et 9 % du commerce mondial de grain, tout en possédant entre 270 000 et 300 000 hectares de terres dans plusieurs pays. En 2011, ses bénéfices nets étaient de 3187 millions d’euros et 38 % de ses ventes ont eu lieu dans l’UE.

Nous faisons le lien entre les matières premières vendues par Glencore et les importations européennes. Par exemple, dans le cas des pays sud-américains du Mercosur, d’où provenaient en 2011, 84 % des importations européennes de soja destiné à nourrir le bétail, nous examinons ses opérations et soulignons les graves impacts sociaux et environnementaux que cause l’agro-industrie dans cette région. En Colombie, le deuxième pays fournisseur en charbon de l’Union Européenne, nous considérons les impacts et les conflits avec les travailleurs dans les projets miniers de El Cerrejón et Prodeco, auxquels participe Glencore. Nous constatons dans le même sens le cas de la Bolivie, dont le principal minerai extrait et exporté vers la UE est le zinc. Les activités minières de Glencore sont aussi étudiées en République Démocratique du Congo (RDC), notamment en ce qui concerne le cobalt. Pour ce cas particulier, nous nous sommes basés sur les travaux de différentes organisations qui rapportent une situation où les droits de l’homme, les droits des travailleurs et le droit des populations à un environnement sain sont constamment violés. 

 

Quelles sont les conséquences de la spéculation alimentaire pour les populations du Sud

 

Des entreprises comme Glencore jouent aussi au casino financier. D’habitude, on nous présente les marchés du futur comme des espaces où l’on peut se « couvrir » (hedging) face aux risques de la variation des prix. Ainsi, en réalisant une opération dans les marchés financiers, « opposée » à celle réalisée dans l’économie réelle, on arriverait à éviter des pertes. Cependant, le hedging n’est pas une assurance, mais plutôt un moyen de parier qui permet la maximisation des bénéfices. Des entreprises comme Glencore jouissent ici d’une situation privilégiée, puisqu’elles ne sont pas considérées comme des « spéculateurs traditionnels » (auxquels l’on essaye d’appliquer des limitations). Ainsi, elles obtiennent des gains en jouant sur les fluctuations des prix dans les deux sphères de l’économie. Leur situation leur permet de jouer un rôle déterminant sur les prix des matières premières (c’est le cas pour l’ensemble des grandes de l’Agribusiness), tout en ayant un accès stratégique à l’information. C’est peut-être pour cela qu’elles sont considérées comme des partenaires-clé par des banques comme le Crédit Suisse.

Quelles conséquences pour les pays appauvris ? Lorsque le prix des aliments de base augmente, on dispose de moins d’argent pour les acheter. Si dans les pays les plus enrichis la part du budget familial destinée à l’alimentation représente entre 10 et 15 % en moyenne, les populations les plus appauvries y destinent entre 50 et 90 %. Ainsi, ces populations sont obligées de choisir entre les dépenses alimentaires et celles de la santé et de l’éducation. Ceci implique une tendance à la précarisation des êtres les plus vulnérables. La libéralisation des finances a coïncidé avec la libéralisation des marchés agricoles. On ne contrôle plus le prix des biens les plus nécessaires à la reproduction de nos sociétés. Ces fluctuations incessantes amplifiées par la spéculation financière ont un rôle totalement néfaste sur l’agriculture paysanne et donc la sécurité alimentaire planétaire.

 

Est-ce qu’il y a des résistances contre la politique de cette multinationale?

 

Oui, dans le rapport nous nous référons à des dénonciations qui proviennent le plus souvent des populations qui subissent l’impact. Par exemple, différents syndicats de mineurs et d’organisations sociales en Colombie, des organisations paysannes en Argentine, etc. Et de manière globale, il y a des initiatives populaires comme la Campagne internationale «Démantelons le pouvoir des multinationales et mettons fin à l’impunité!» qui prépare en ce moment un Traité International des Peuples, avec l’objectif de proposer des alternatives économiques et politiques, et de définir des mécanismes juridiques contraignants vis-à-vis des transnationales.  

 

Que pouvons-nous faire ici en Suisse?

 

Un nombre très important des transnationales actives dans le commerce des matières premières est présent en Suisse (en raison des « facilités » fiscales octroyées par le gouvernement). Il y a donc beaucoup de travail de recherche rigoureuse et de dénonciation à faire dans ce pays. Il est important aussi de faire pression sur le gouvernement. L’un des plus importants constats de notre rapport est la soumission de la politique extérieure de tous les pays d’Europe aux intérêts et bénéfices des entreprises transnationales, au lieu de la garantie le respect des droits humains. Les politiques commerciales, notamment, visent à maintenir le Sud dans un modèle primaire-exportateur qui ne fait que l’appauvrir de plus en plus. Le mode de production et consommation capitaliste présent en Europe a une responsabilité croissante dans la violation des droits des Peuples, autant dans notre continent que dans les pays de la Périphérie.

C’est pour cela que nous devons tisser une réponse sociale de contre-pouvoir qui identifie différents niveaux et qui les mette en relation, afin de nous unir face à la complexité des attaques du capital. Il est tout aussi nécessaire de prêter attention à des propositions comme celles de la Via Campesina sur la souveraineté alimentaire. Par exemple, nous devons exiger et exercer dès maintenant notre droit à une alimentation produite sur la base de la justice sociale et environnementale. Nous n’avons ni le choix ni beaucoup de temps.

 

Propos recueillis par Juan Tortosa 

 

 

Mónica Bargas est chercheuse à l’Observatoire de la Dette dans la Globalisation (ODG-Debtwatch). Olivier Chantry milite à l’Observatoire de la Dette dans la Globalisation (ODG-Debtwatch) et au Comité pour l’Abolition de la Dette du Tiers-Monde (CADTM). Tous deux seront présents lors du Forum contre la spéculation sur les Matières premières qui aura lieu le samedi 13 avril à Lausanne (voir « solidaritéS » nº 223 ainsi que le dépliant encarté dans ce numéro).