Offensives anti-avortement

Offensives anti-avortement : Au nom du dieu fric!

Le 27 février dernier, l’émission satirique 120 secondes de la RTS brocardait le lancement de l’initiative anti-­avortement « protéger la vie pour remédier à la perte de milliards ». Glissé pour l’occasion dans la peau d’un député saint-gallois de l’Union démocratique fédérale, l’humoriste Vincent Kucholl tournait en dérision le postulat des initiants selon lequel la foi religieuse serait actuellement en déclin et se verrait remplacée par des valeurs beaucoup plus matérielles et concluait ainsi : «?Nous avons donc décidé d’utiliser cette absence de morale comme arme pour réintroduire la morale dans la société ». Tout y est dit. Concentré dans un passé pas si lointain uniquement autour des questions éthiques et religieuses, le front anti-avortement mène actuellement une offensive où les considérations « morales » sont volontairement mises au second plan pour laisser place à une argumentation selon laquelle l’interruption volontaire de grossesse (IVG) serait coûteuse pour la société. 

En Suisse, cette offensive se traduit notamment par deux initiatives. La première, intitulée pompeusement Protéger la vie pour remédier à la perte de milliards, a été lancée au mois de février dernier et se trouve en phase de récolte qui devrait se poursuivre jusqu’en août 2014. Surfant sur la crainte du vieillissement de la population, cette initiative propose d’introduire dans la Constitution la notion de « protection de la vie », arguant que les 100 000 avortements pratiqués ces dix dernières années conduiraient à terme à une perte de 333 milliards sur le PIB, chaque individu « empêché de naître » étant évalué à 74 160 francs de contribution par an, sur 45 ans, au PIB du pays.

La seconde, dite Financer l’avortement est une affaire privée, demande la suppression de l’IVG du catalogue des prestations remboursées par l’assurance de base et sera soumise au vote le 9 février prochain. Arguant dans un premier temps du coût des IVG qui induirait la hausse du montant des primes, les promoteurs de l’initiative ont dû trouver un autre cheval de bataille lorsque le véritable chiffre de ces coûts, qui se montent à 10 centimes par mois par as­su­ré·e, leur a été opposé. C’est alors qu’arrivent les véritables déterminants de cette initiative, soutenue par l’association Mamma, anciennement Association pour la mère et l’enfant qui avait mené le combat contre la dépénalisation de l’avortement avant son acceptation en 2002. 

Après la dénonciation du sacrilège envers le patriarcat représenté par des jeunes filles qui peuvent actuellement avorter sans avoir à requérir l’assentiment parental, ainsi que quelques développements sur le principe de la pécheresse-payeuse, les initiants y déballent une artillerie lourde qui fait écho à une éthique individualiste largement véhiculée dans notre pays. Se retranchant derrière la liberté de conscience et le fait que la grossesse ne serait pas une maladie, les initiants mettent ainsi en avant leur refus du principe de « co-financement » de l’avortement, sous-tendu par la sacro-sainte responsabilité individuelle, ici des femmes devant la contraception et la grossesse. Ce faisant, ils ouvrent la porte au démantèlement du principe de solidarité de l’assurance de base, dont les prochaines victimes pourraient bien être demain les fumeurs, buveurs, transfusés et autres damnés de la terre. 

Si l’on peut espérer que la majorité acquise il y a un peu plus de dix ans pour la dépénalisation de l’avortement n’a pas tant bougé et que l’initiative qui vise à interdire l’avortement pour financer l’AVS retourne aux poubelles de l’Histoire, il y a cependant fort à craindre que cet argument de la responsabilité individuelle ne pèse lourd dans la balance, en particulier dans un pays qui n’a cessé de renvoyer les affaires de politique familiale à la sphère privée, comme en témoigne le retard incroyable pris par l’instauration du congé maternité, il y a à peine 8 ans. 

C’est justement en invoquant ce principe de responsabilité individuelle que font fausse route ceux qui croient ou prétendent défendre la famille en réduisant la vie humaine à une affaire de fric, et c’est donc tout naturellement que nous devons aujourd’hui reprendre à notre compte le slogan de la lutte féministe « le privé est politique ». Au-delà des raisons individuelles et du caractère privé qui préside et doit présider à la décision d’avorter ou de ne pas avorter, force est en effet de reconnaître que les conditions-cadre pour mener une maternité et une parentalité heureuse manquent encore à l’appel et que l’avortement, comme fait social, doit être replacé dans le contexte des discriminations économiques subies par les femmes parce qu’elles sont ou pourraient être mères.

Discrimination à l’embauche, temps partiels imposés, licenciements au retour du congé maternité, refus de la création de places de crèches par les mêmes partis qui prétendent vouloir protéger la vie sont autant d’éléments qui concourent à créer une société dans laquelle la famille n’a pas sa place, à moins d’être calibrée sur le modèle bourgeois de la famille hérité du 19e siècle. Lutter pour faire reculer le nombre d’avortements, ce n’est  donc pas faire appel au souci de chacun-e pour son porte-monnaie en espérant ainsi décourager les plus précaires, mais  briser les stéréotypes qui font qu’aujourd’hui une grossesse a malheureusement un coût et représente toujours un facteur d’inégalité pour les femmes. 

 

Audrey Schmid