Pour rendre justice à l'action de Nelson Mandela
La remarquable contribution de Tom Bramble dans le solidaritéS nº 240 du 19 décembre dernier brosse un tableau synthétique de 80 années de lutte contre le régime raciste en Afrique du Sud. Son titre « Les deux visages de Nelson Mandela » pose pourtant problème. Comme l’auteur le rappelle lui-même, l’avènement d’une révolution socialiste n’a jamais fait partie du programme de l’ANC. Ses 80 années de lutte ont toujours eu pour unique objectif de mettre radicalement fin à l’un un des régimes les plus inhumains du 20e siècle. Et sur le plan des libertés démocratiques, Mandela n’a fait aucune concession à la minorité blanche au pouvoir. En ce sens, il est difficile de lui reprocher d’avoir renoncé à un but que l’ANC ne s’est fixé à aucun moment de son histoire.
L’auteur reproche à Mandela et aux dirigeants de l’ANC d’avoir détourné « les masses » d’un changement révolutionnaire contre les structures capitalistes de la société. Or, il passe sous silence un fait majeur. l’Inkatha Freedom Party, parti conservateur à dominante zouloue a mené une politique visant systématiquement à faire échouer les négociations avec W. de Klerk. Allié à la police, à des secteurs du gouvernement, au parti conservateur et à l’Afrikaner Volksfront, l’Inkatah a perpétré plusieurs massacres contre les partisans de l’ANC. Le but de ce « troisième front » consistait à diviser territorialement l’Afrique du Sud en différents « homelands », dont un pour le peuple zoulou et un autre pour les blancs. Le risque de déclenchement d’une guerre civile dont personne n’aurait pu prédire les terribles conséquences est une donnée incontournable de la période 1990-1994. Ce facteur a lui aussi pesé de tout son poids dans la négociation pour une constitution démocratique reconnaissant tous les droits de la majorité noire.
C’est à juste titre que Tom Bramble critique la politique économique du premier gouvernement de l’ANC. Pour rendre justice à l’action politique de Mandela, il aurait pu toutefois mentionner un autre volet de sa politique : la mise en œuvre de la Commission de la vérité et de la réconciliation destinée à s’attaquer aux crimes commis sous le régime de l’Apartheid. Cette expérience aussi originale sur le plan juridique qu’éprouvante pour les victimes (en majorité noires) et les bourreaux (blancs pour la plupart) du régime de discrimination raciale sud-africain aurait mérité d’être soulignée. Par comparaison, on doit noter avec la plus grande consternation que rien de tel ne s’est produit en Argentine, au Chili ou en Espagne lorsque les gouvernements libéraux ou socialistes qui ont succédé aux dictatures militaires fascistes ont imposé une amnésie et une amnistie inconditionnelle.
Pierre-Yves Oppikofer, Lausanne