Prostitution

Prostitution : Manipulation et idéologie

Nous publions ici une réponse de la coordinatrice de l’association Aspasie (Genève) à la Plateforme catalane pour le droit de ne pas être prostituées, que nous avions reproduite dans notre dernier numéro. L’accent mis par le texte catalan sur la défense des droits des personnes en situation de prostitution nous avait paru intéressant. La pénalisation des « clients » qu’il préconise fait évidemment débat, comme d’ailleurs la résignation d’Aspasie à accepter que des hommes (en grande majorité) achètent des « services sexuels » (essentiellement féminins) contre de l’argent. Notre rédaction ne défend pas une position collective sur cette question, mais continue à penser qu’il est important d’en débattre (JB).

L’idée d’abolir la prostitution est une vue de l’esprit basée sur un débat idéologique et moral qui fait abstraction de la réalité. Nous rêvons d’une société où tous les citoyen·ne·s auraient accès au bien-être physique, psychique, matériel, à une sexualité épanouie, sans contrainte ni exploitation et à la liberté pour tous. Les préalables pour supprimer la prostitution seraient l’abolition de la pauvreté et l’idée que tout est source de profit, même l’eau. Le travail du sexe peut être vécu comme une violence, une souffrance mais aussi comme une liberté, permettant de subvenir à ses besoins en toute indépendance. Pour Grisélidis Réal, écrivain, peintre et prostituée (1927 – 2005) : «La prostitution est un Art, un Humanisme et une Science. (…) je pense à ces trente ans de métier avec infiniment de nostalgie et de reconnaissance. Mes enfants et moi avons pu manger à notre faim.?»

Le débat très émotionnel sur la prostitution est devenu un dialogue de sourd, où les protagonistes se battent à coup de recherches et de rapports. La traite des êtres humains serait endémique parmi les prostitué·e·s. 90 % d’entre elles seraient contraintes de vendre leurs charmes. Ce chiffre a souvent été cité par N. V.-Belkacem, ministre française des Droits des femmes et par Maud Olivier, rédactrice de la loi (80 % à 90 %). Pourtant dans une étude sociologique sur Londres, seules 6 % des femmes prostituées considèrent avoir été trompées et forcées de vendre des services sexuels. Un grand nombre des répondants ont choisi la vente de services sexuels après d’autres expériences professionnelles jugées moins attrayantes en termes de rémunération et de conditions de travail.

Maud Olivier affirme par ailleurs dans son rapport : «toutes les études s’accordent sur le fait que les personnes prostituées sont victimes de violences particulièrement graves qui portent atteinte à leur intégrité physique et psychique». Bien-sûr, les études en question ne sont pas citées, on se contente d’un très large « toutes les études ».

Selon Ronald Weitzer, professeur de sociologie à l’Université Georges Washington : «Dans aucun domaine des sciences sociales, l’idéologie n’a aussi profondément contaminé la connaissance que dans les études sur l’industrie du sexe. Trop souvent dans ce domaine, les canons de la recherche scientifique sont suspendus, dans le but de servir un programme politique».

Alain Borgrave explique d’où viennent les chiffres : «Les arguments utilisés par les abolitionnistes sont soit douteux soit purement et simplement mensongers. On nous dit que 68% des prostituées souffriraient de stress post-­traumatique, que 78% d’entre-elles auraient été abusées dans leur enfance, que l’espérance de vie d’une prostituée serait de 40% inférieure à celle du reste de la population, que 9 prostituées sur 10 voudraient quitter le secteur immédiatement si elles en avaient le choix, etc. En réalité ces statistiques, présentées comme scientifiques, proviennent d’une abondante littérature engagée qui n’a de scientifique que le nom. Il s’agit dans la plupart des cas d’études réalisées par des activistes anti-prostitution, basés sur des échantillons biaisés, dont la méthodologie est contestable et n’ayant pas suivi la procédure normalement standard des comités de relecture»?1.

Punir les clients du sexe tarifé 2, sous prétexte de favoriser l’égalité entre hommes et femmes ou de lutter contre la traite, est aussi absurde qu’offrir une bicyclette à un poisson. Une telle mesure est quasiment inapplicable, n’a aucune influence sur l’égalité des sexes, et les victimes potentielles de la traite, ainsi criminalisées, sont davantage vulnérabilisées. La traite des êtres humains est un crime inacceptable contre lequel il faut lutter en développant les mécanismes de coopération, la prévention, l’aide aux victimes et des outils applicables contre les abuseurs. Les clients, les travailleuses et travailleurs du sexe ne sont pas le problème mais font partie de la solution.

Selon Alain Borgrave : «Il s’agit de présenter la prostitution sous un jour apocalyptique pour justifier une mesure d’exception. Dans la réalité, la traite et la prostitution forcée sont relativement rares et représentent de l’ordre de 5% à 10% des pros­ti­tué·e·s. Le discours politique sur la traite apparaît donc comme une manipulation dont le but est de réprimer l’achat de services sexuels en transformant les clients en délinquants. Et, bien sûr de fragiliser les prostitué·e·s qui seront repoussé-e-s dans la clandestinité pour protéger leurs clients»3.

L’expérience nous montre que les politiques publiques en matière de prostitution doivent être fondées sur les droits humains et sur la connaissance de la réalité plutôt que la morale ou l’idéologie.

Il est également indispensable que les acteurs, les premières personnes concernées par ces politiques soient consultées, écoutées, res­pectées. La reconnaissance pro­fes­sionnelle, le respect des personnes, l’accès aux droits fondamentaux, l’information, sont les conditions élémentaires pour permettre l’exercice du travail du sexe dans de bonnes conditions et faciliter la réorientation professionnelles aux personnes qui souhaitent choisir une autre source de revenu.

 

Marianne Schweizer

Coordinatrice Aspasie

 

A lire aussi : lauraagustin.com/la-loi-suedoise-contre-lachat-de-sexe-la-prostitution-la-traite-efficacite-pas-prouvee

  1. contrepoints.org/2013/11/14/146163-dou-viennent-les-statistiques-sur-la-prostitution
  2. contrepoints.org/2013/11/27/147781-penalisation-des-clients-de-prostituees-une-loi-discriminatoire
  3. contrepoints.org/2013/10/19/143221-prostitution-des-prostituees-libres-ou-victimes-de-la-trait