Un salaire pour vivre

Alors que les opposants au salaire minimum crient à la catastrophe dans les différents média, nous publions ici
un article paru dans la « Wochenzeitung » :

Le 18 mai, les citoyen·ne·s se prononceront sur l’initiative de l’Union syndicale suisse pour un salaire minimum. Le Conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann met en garde contre une dramatique perte d’emplois en cas d’acceptation de l’initiative. Vraiment ?

Tout commence par une simple question morale : est-ce que toute personne qui travaille quarante heures par semaine devrait pouvoir gagner 4000 francs par mois?; en un mot, pouvoir vivre de son salaire ? Même dans les milieux patronaux, on n’ose guère répondre par la négative à cette question. Un travail de vendeuse de chaussures ou de nettoyeur, pour lequel on gagne moins de 4000 francs, est difficilement défendable, puisque après avoir payé le loyer, la nourriture, la formation des enfants, il ne vous reste pas un centime. Environ 9 % des salariés en Suisse se trouvent dans cette situation.

Les patrons disent que c’est le marché qui pousse à de tels salaires. De plus hauts revenus conduiraient à la destruction de places de travail?; comme le souligne le directeur de l’Union patronale, Roland Müller, de concert avec Schneider-Ammann : «si l’Etat oblige les entreprises à ne plus fixer de revenus inférieurs au salaire minimum, on ne peut pas exclure que certaines entreprises licencient.?» Cela d’autant plus que la Suisse, avec 22 francs de l’heure, aurait le salaire minimum le plus élevé d’Europe.

 

Le tertiaire en pointe

Les employeurs et le Conseil fédéral plaident pour placer davantage de confiance dans les conventions collectives de travail (CCT), grâce auxquels les «partenaires sociaux» pourraient adapter les salaires minimums aux branches et aux régions. Les CCT constitueraient-elles donc la panacée ? Certes non, en particulier dans les branches de service, celles qui ont crû le plus vite : en 1955, 34 % des salariés y étaient employés, contre 75 % aujourd’hui. Dans ces branches, les syndicats sont souvent faiblement implantés, et certains employeurs refusent frontalement de signer une CCT, ce que même Roland Müller reconnaît. C’est le cas de plusieurs chaînes de magasin, dont C & A, Zara, Bata ou Dosenbach. Le président de l’Union suisse des marchands de chaussures, Dieter Spiess, n’y va pas par quatre chemins, en déclarant dans l’émission de la télévision alémanique Rundschau : «Il n’y a pas besoin de syndicats, ni de CCT.?» Parmi les 330 000 salariés qui gagnent moins de 4000 francs par mois, plus de 80 % travaillent dans des branches de service : commerces de détail, entreprises de nettoyage, aides à domicile, restauration, secteurs sociaux et de la santé. Ce chiffre représente 12 % des salariées, contre 4 % des salariés.

Un salaire minimum conduirait-il à la destruction d’emplois ? Les pays européens dans lesquels plus de trois-quarts des travailleurs·euses sont couverts par une CCT (Autriche, Danemark, Italie, Suède,) ne connaissent en général pas de salaire minimum. En revanche, tous les pays, où à l’image de la Suisse le taux de couverture par une CCT est inférieur à 50 %, ont introduit un salaire minimum (à l’exception de Chypre). En Allemagne, où ce dernier vient d’être introduit par la coalition dirigée par Angela Merkel, il s’élève à 8,50 €, en France à 9,50 €, et au Luxembourg (plus haut taux européen) à 11,10 €. En Suisse, il s’élèverait à 17,90 €. Si la Suisse serait donc en effet loin devant les autres pays européens, il faut rappeler qu’avec un franc moins fort – par exemple le cours en vigueur en 2007 – le salaire minimum ne serait que de 13,40 €. La différence avec le Luxembourg se réduit ainsi à 2,30 €. Le salaire minimum à 22 francs représenterait par ailleurs 61 pourcent du salaire médian. Cela serait supérieur à l’Allemagne (51 % du salaire médian) mais légèrement inférieur à la France (62 %).

 

Incertitudes

Le renforcement du pouvoir d’achat des milieux populaires conduirait dans tous les cas à un accroissement de la demande, soit justement ce dont les entreprises ont besoin pour créer des emplois. Par ailleurs, contrairement à ce que prétend Schneider-Ammann, les emplois concernés par le salaire minimum n’ont guère d’impact sur la compétitivité de la Suisse. Si un salon de coiffure doit augmenter les salaires de ses employés, il n’y a pas à craindre qu’il poursuive ses activités à l’étranger?; à plus forte raison pour des activités indispensables telles que les soins à domicile. Tout au plus un salon de coiffure répercutera-t-il les hausses de salaires sur les prix et sur ses marges bénéficiaires. En cas de délocalisation de certaines entreprises, les emplois perdus seront au final compensés par les emplois créées, lorsque par exemple l’un des parents salariés gagnant davantage grâce au salaire minimum pourra réduire son temps de travail.

Les conséquences exactes de l’introduction d’un salaire minimum sont difficiles à prévoir, mais dans tous les cas, elles n’auront rien de dramatique. Des dizaines d’études sont parues à l’échelle internationale sur l’impact des salaires minimums, certaines concluant à une perte légère d’emplois, d’autres à une légère croissance des places de travail. Aux Etats-Unis, une étude de l’Université de Berkeley de 2010 qui a cherché à réaliser une synthèse de toutes les études menées aux Etats-Unis sur le salaire minimum a conclu que celui-ci n’avait pas détruit d’emplois. Au final, il reste donc uniquement la même simple question morale : faut-il que les personnes qui, en Suisse, travaillent 40 heures par semaine puissent vivre de leur salaire ?

 

Yves Wegelin

Article paru dans la « Wochenzeitung » le 27 février 2014. Traduction et adaptation pour « Solidarités » : HB