Briser le tabou de la violence domestique
A l’occasion de la sortie du livre « Violence domestique. Prise en charge et prévention » (éd. Savoir Suisse), solidaritéS s’est entretenu avec les deux auteures de ce livre passionnant. A l’heure où les attaques contre les droits des femmes, notamment en matière d’avortement, se multiplient en Europe, Nataly Viens Python (Doyenne de la recherche à l’Institut et Haute Ecole de la Santé La Source) et Marie-Claude Hofner (Médecin associée, Maître d’enseignement et de recherche, Unité de médecine des violences du CHUV) analysent la forme de violence la plus directe et la plus taboue faite aux femmes.
Quelle est l’ampleur de la violence conjugale en Suisse et quels en sont les coûts pour les femmes sur le plan médical et sociétal ?
Nataly Viens Python : Les statistiques nous disent qu’en Suisse, une femme décède chaque deux semaines en raison de violences exercées par son conjoint ou ex-conjoint et qu’une femme sur cinq est victime de violences physiques ou sexuelles dans le cadre conjugale. Selon une estimation récente, les coûts tangibles directs se situent entre 164 à 287 millions de francs par an. Cette estimation est très en dessous de la réalité étant donné les difficultés à mesurer entre autre les frais médicaux et l’absence de prise en compte des coûts indirects (arrêt de travail, garde des enfants, etc.). Il faut encore compter avec les dégâts causés sur l’entourage, particulièrement sur les enfants exposés, et là ça devient astronomique !
Dans les discussions communes ou dans l’image véhiculée par les médias, il apparaît souvent que la violence conjugale est plus présente au sein des populations étrangères. Qu’en est-il réellement ?
NVP : Aucune donnée ne permet d’affirmer qu’il y a des cultures où la violence conjugale s’exerce plus qu’ailleurs, bien que les médias jouent à mettre l’accent sur certaines cultures. Evidemment, si on arrive d’un autre pays, qu’on ne parle pas la langue, que l’on n’a pas d’emploi ou pas de papier, que les difficultés économiques sont lourdes, les pressions sont plus importantes et peuvent engendrer un climat de tension dans le couple. Les facteurs sont complexes et hétérogènes. Mais il est plus facile pour un journaliste de mettre en évidence la nationalité, plutôt que d’analyser le problème dans son ensemble et de mettre en lumière tous les éléments du contexte.
Quelles sont les causes de cette violence faite aux femmes ?
NVP : Les causes sont multifactorielles et plongent souvent leurs racines dans l’enfance. 40 % des auteurs ont subis de la violence ou vécus dans un contexte de violence dans l’enfance. Le parcours de vie, les valeurs éducatives familiales, les valeurs sociales dominantes, le contexte économique, le niveau d’éducation, l’implication dans la vie sociale, sont autant de facteurs qui interagissent et influencent le recours ou non à la violence. La violence n’est pas un comportement inné, c’est un mode de réponse appris, vu ou repris d’une famille ou d’une société dans laquelle la violence a sa place. Apprendre à gérer des frustrations autrement que par la violence est d’ailleurs essentiel en prévention, particulièrement dans les programmes à l’intention des jeunes.
Quel lien pourrait-on faire entre les violences domestiques et la société patriarcale où la domination masculine est encore très présente ?
Marie-Claude Hofner : Les causes sociétales, structurelles sont importantes à étudier, notamment parce qu’en les identifiant on peut se mobiliser pour les changer ! La société patriarcale postule une inégalité entre les hommes et les femmes et implique de fait la domination des premiers sur les secondes. La violence, c’est agir sa force ou sa puissance contre quelqu’un de plus faible. Dans une société structurellement inégalitaire, « le plus fort » se sent légitimé à agir sa force contre « le plus faible ». L’inégalité est un facteur de risque central de toutes les formes de violence, comme le montre l’augmentation du taux d’homicide rapporté aux inégalités de revenus, dans les pays économiquement développés.
Les luttes féministes ont-elles fait avancer les choses au niveau de la violence conjugale ?
MCH : Les luttes féministes ont été décisives dans la lutte contre la violence conjugale et parmi elles le combat pour la maîtrise de la fécondité. Défaire le lien entre sexualité et procréation est venu résonner avec d’autres revendications, mais dans une sphère plus intime. « Si j’ai la liberté de choisir de faire l’amour et de ne pas tomber enceinte, pourquoi n’aurais-je pas la liberté de choisir mon partenaire et de ne pas accepter qu’il abuse de sa force ou de son pouvoir contre moi ? ». En outre, les luttes féministes ont permis de réduire certaines inégalités politiques et sociales, elles ont ainsi contribué à diminuer le sentiment d’« infériorité » et l’intériorisation du consentement à la domination.
Qu’est-ce qui pourrait être fait de plus pour combattre la violence domestique ?
MCH : Il faut en parler. Il faut baisser le tabou afin que les victimes, qui se sentent toujours à priori coupables, puissent faire le pas d’en parler et de demander de l’aide. La violence conjugale n’est pas normale, mais elle est « ordinaire ». Elle peut arriver à chacun et chacune de nous. Il s’agit également de s’adresser aux auteurs afin qu’ils prennent conscience de leur responsabilité et cherchent de l’aide eux aussi, afin de sortir de ce mode relationnel qui réduit la vie à l’isolement et à la misère affective.
Propos recueillis par Amela Softic et Isabelle Lucas
Informations et conseils en toute confidentialité : violencequefaire.ch
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