Salaire minimum

Salaire minimum : Les raisons d'une défaite

Le 18 mai dernier, les électeurs·trices suisses ont décidé de refuser l’introduction d’un salaire minimum légal en Suisse à une très forte majorité, infligeant une sérieuse défaite à la gauche et aux syndicats. Cette mesure qui aurait pu contribuer à la lutte contre le dumping salarial, la répartition inégale des richesses et les « working poor » n’a pas reçu le soutien des votant·e·s qui ont préféré se rallier aux avis de la droite et des associations patronales. Outre le regret légitime qu’une réelle avancée sociale et politique ait été ainsi balayée, il est nécessaire de proposer une analyse réfléchie des raisons du résultat de ce scrutin ainsi que de dresser les perspectives qui en découlent. 

A l’heure des résultats, les mines étaient déconfites dans les différents bastions de la gauche et des syndicats. Si l’issue du vote ne pouvait certes pas faire de doute, les espérances d’un score acceptable avaient fait leur chemin dans l’esprit des partisans, provoquant ainsi une grande déception. Dès lors, les premières réactions, sous le coup de la surprise, se sont construites autour de qualificatifs peu enthousiasmant comme « gifle » ou « défaite cuisante ». Malgré une déception légitime, nous devons garder en mémoire les leçons du passé et ne pouvons simplement laisser notre subjectivité dicter l’analyse des résultats. En effet, les initiatives syndicales visant à introduire des mesures en faveur des tra-vail-leurs·euses ont toujours été fortement balayées. Historiquement, des exemples de votation comme celles concernant la réduction du temps de travail (1976, 1988, 2002), ou celles relatives à l’extension des vacances payées (1985, 2012) viennent relativiser le score décevant de l’initiative pour l’introduction d’un salaire minimum. Toutes ces propositions ont récolté entre 22 % et 34,8 % de suffrages favorables et ont donc constitué des « raclées » presque aussi mémorables que celle que nous venons de vivre. Il n’y avait pas, à vrai dire, de raison que cela change sans une réactivation des luttes sociales dans la rue et sur le terrain des entreprises. Trop d’entre nous l’avaient peut-être oublié.

Pour autant, il convient d’analyser les raisons d’une si faible portée des arguments syndicaux et de l’identification sans cesse plus difficile des enjeux de classe par les tra-vail-leurs·euses et les milieux populaires helvétiques.

 

 

Une campagne de gauche mal menée

 

Si ce score nous rappelle brutalement les rapports de forces sociaux dans lesquels nous vivons, il est naturellement nécessaire de comprendre ce qui a pu, dans le contexte actuel, jouer en défaveur d’une mesure pourtant largement reconnue au plan international et qui offrait une réelle protection aux tra-vail-leurs·euses. Pour cette raison, nous devons de poser une autocritique sévère tant une part de la responsabilité est à chercher dans nos « rangs ». En effet, l’ampleur de cette défaite n’est pas sans rapport avec la faiblesse de la campagne syndicale qui a été développée au niveau national, que ce soit dans son contenu comme dans sa forme. 

L’argumentaire développé par l’Union syndicale suisse, centré sur un nationalisme « syndical », avec comme slogan phare « Un pays fort. Des salaires justes », a démontré combien, en tentant de récupérer le discours de l’UDC, il est impossible de défendre des politiques de gauche. Si certains ont pensé pouvoir surfer sur la vague xénophobe et patriotique actuelle, ils ont dû déchanter. L’analyse des résultats cantonaux souligne que les scores les plus élevés ont été réalisés dans les cantons frontaliers, où les campagnes ont été plus offensives et axées sur la dénonciation du dumping salarial ! Dès lors, nous ne pouvons que déplorer le glissement de l’argumentaire de la campagne nationale, après le vote du 9 février, troquant un discours basé sur la dénonciation des inégalités et  du dumping salarial pour des options discursives fondées sur les intérêts du pays, doublé de la défense d’une dignité humaine abstraite. 

 

 

Le poids de l’acceptation de l’initiative de l’UDC

 

Ce choix, qui reflète les vieux réflexes de l’appareil syndical, a fortement affaibli les positions plus offensives de la gauche. Il a été une erreur tactique importante. En effet, les votes du 9 février et du 18 mai sont fortement corrélés. Là où l’initiative « Contre l’immigration de masse » a reçu un fort soutien, le score du salaire minimum a été extrêmement faible. Le vote du 9 février, donnait l’illusion que la problématique de la protection de l’emploi et des salaires avait été réglée, du moins pour les Suisses, par la bonne vieille méthode de la collaboration de classe contre « l’étranger ». C’est pourquoi, il a sans doute pesé fortement sur le rejet du salaire minimum, ceci d’autant plus qu’une large partie des sa-la-rié·e·s concernés par cette mesure n’étaient évidemment pas des Helvètes. En utilisant les mêmes ressorts nationalistes, et le même terrain politique, les forces de gauche n’ont su expliciter l’enjeu, pour tous les sa-larié·e·s, de l’introduction d’un salaire minimum, et la profonde différence entre les deux initiatives.

 

 

La nécessité d’une gauche politique et syndicale combative

 

Si l’argumentaire de la campagne s’est révélé à double tranchant, que dire de l’investissement des principales forces de gauche au niveau national. Les appareils syndicaux, à quelques exceptions près, de même que le PSS et les Verts, ont brillé par leur absence et leur manque de combativité. Très peu de comités unitaires cantonaux et de mobilisations ont été mis en place, ce qui explique l’absence d’une véritable campagne populaire qui aurait pu rendre les enjeux de cette initiative plus palpable pour la population. Là encore, nous devons regretter que la gauche social-démocrate n’ait pas fait de cet objet une priorité politique forte et cela démontre, si besoin était, la nécessité de construire une gauche politique, mais aussi une gauche syndicale conséquente au niveau national.

Le constat le plus inquiétant pour les forces qui ont porté ce projet dès le début, dont solidaritéS, a été le cruel manque de concrétisation de celle-ci par des luttes syndicales, même symboliques, et donc la grande déconnexion entre la campagne de pub menée par les appareils et l’activité réelle des sa-la-rié·e·s. En effet, a contrario de ce qui se passe aujourd’hui aux USA, où la gauche et les syndicats sont pourtant faibles, jamais en Suisse la campagne ne s’est incarnée dans des collectifs de tra-vail-leurs·euses en mouvement. Presque aucune mobilisation n’a été organisée dans la rue ou devant les lieux de travail, tandis que l’essentiel de la campagne était portée par les structures professionnelles des syndicats. Ainsi l’incapacité des syndicats à mobiliser collectivement les tra-vail-leurs·euses des secteurs concernés, et par là-même commencer à modifier le rapport de force sur le terrain, a permis au patronat de faire passer son discours alarmiste sur l’emploi sans qu’aucune opposition sérieuse ne lui fasse obstacle. Ce constat interroge la position frileuse des appareils, notamment lorsqu’ils sont signataires de CCT prévoyant des salaires minimaux de moins de 4000 francs, mais surtout des contributions professionnelles dont leur existence financière dépend. 

 

 

Un boulevard pour le patronat

 

Si la campagne des initiants n’a pas réussi à porter un discours clair dans l’opinion publique, articulé à des tentatives de mobilisation des principaux intéressé·e·s, celle du camp adverse a été une réussite. En effet, même si ces chiffres sont à prendre avec précaution, il est à noter que le taux de soutien à l’initiative a chuté de plus de 25 % en moins de deux mois. La campagne patronale, en s’appuyant évidemment sur un apport massif de fonds, a dominé le débat public. Qu’il s’agisse des journaux, des télévisions, des espaces d’affichage, des spots sur internet, la visibilité de la position patronale a été maximale, en rapport avec les moyens financiers engagés.

Mais la force de la campagne de nos adversaires tire surtout son origine de la défaite profonde du mouvement ouvrier face à une bourgeoisie toujours plus prédatrice tant au niveau suisse qu’européen et mondial, ce qui explique la forte capitalisation des mécontentements par l’extrême droite. La capitulation du PSS et des directions des organisations syndicales, de même que l’inexistence de mouvements sociaux, capables de modifier les rapports de force entre le capital et le travail et, parallèlement, le poids grandissant de l’UDC, provoquent un renforcement de la position du patronat qui, dès lors, peut s’accommoder des victoires de l’extrême droite en ne cédant plus la moindre petite miette aux syndicats, comme l’ont montré le vote du 9 février et ses suites. Cette convergence a pesé très lourd sur le vote, unifiant toute la droite autour des intérêts bien compris de la bourgeoisie et permettant ainsi une campagne très efficace. Le vote du 18 mai sanctionne donc clairement la perte de terrain de la gauche par rapport à la droite populiste, indiquant que la reconquête du vote des classes populaires par un programme politique offensif qui se démarque tant des exigences patronales que des thématiques de l’UDC, doit être un objectif central pour ces prochaines années.

 

 

Dénoncer les inégalités sociales

 

En dépit de ses mauvais résultats, cette campagne politique a permis d’éclairer un certain nombre de thématiques trop rarement présentes dans le débat public, mettant en lumière la réalité des bas salaires pour l’ensemble de la population. Nous avons ainsi pu thématiser cette question et celle du dumping salarial par de nombreuses dénonciations (Sonnig, C&A, Starbucks, etc.) et éclairer les conditions d’exploitation des tra-vail-leurs·euses en Suisse, en particulier des femmes, qui représentent la grande majorité des bas salaires. Cette campagne a également été l’opportunité de débattre de la répartition des richesses dans notre société en démontrant que les employeurs qui sous-paient les tra-vail-leurs·euses sont souvent les mêmes qui dégagent des profits toujours plus importants, mais aussi que les hauts salaires prennent l’ascenseur là où les bas salaires stagnent, voire sont en baisse. Cette bataille a donc éclairé d’une lumière crue l’accroissement inacceptable des inégalités. Les exemples de H&M et de Aldi montrent que l’initiative a même permis de modestes avancées dans les secteurs concernés, notamment au sujet des salaires. 

 

En conclusion, même si l’espace politique dégagé par cette initiative nous a permis de faire avancer le débat et de conquérir quelques victoires modestes, force est de constater, qu’aujourd’hui encore, nous payons très cher pour la ligne syndicale de « partenariat social ». Cette situation issue d’une longue tradition de paix du travail n’a toujours pas fondamentalement changé. Si, comme les votations européennes le prouvent, les syndicats et la social-démocratie perdent du terrain, du moins dans les pays où ils ne sont pas dans l’opposition, c’est en raison de l’absence d’un discours alternatif de classe. La montée des extrêmes droites en Europe, comme en Suisse, est la conséquence claire d’un glissement du vote des classes populaires et des classes moyennes vers les seuls occupants d’un espace politique actuellement déserté par les syndicats et la gauche traditionnelle. Il est temps qu’en Suisse, les salarié·e·s s’organisent pour repositionner leurs organisations autour d’un projet de syndicalisme radical, prônant la lutte et la mobilisation pour la défense de leurs intérêts et rejetant le « partenariat social » au profit de la confrontation sur le terrain. Sur le plan politique, le développement d’une force nationale qui rompe avec les compromissions du PSS et des Verts est donc une nécessité de plus en plus impérieuse. 

Le résultat de cette campagne nous laisse face à un défi de taille. La reconquête du terrain perdu face au patronat, à la droite et à l’extrême droite, qui est pourtant le seul moyen d’inverser la tendance et de faire avancer la cause des tra-vail-leurs·euses dans ce pays, passe inexorablement par le développement d’un syndicalisme de lutte et d’une gauche radicale, capable de développer des expériences de résistance et de légitimer la satisfaction des besoins des 99 % contre l’enrichissement sans fin des 1 %.

 

Pablo Cruchon