Entretien avec Silvia Fedirici

Entretien avec Silvia Fedirici : «Caliban et la sorcière»

Profitant de son passage à Genève pour présenter son livre « Caliban et la sorcière : femmes, corps et accumulation primitive », sorti il y a 20 ans en anglais, et que viennent de publier pour la première fois en français, les aux éditions Entremonde, nous avons rencontré Silvia Fedirici, universitaire américaine, enseignante et militante féministe radicale. Elle est professeure émérite et chercheuse à l’Université Hofstra à New York. Cet article est extrait d’un entretien qui sera publié comme brochure par le Groupe écosocialiste de solidaritéS (Genève) à la rentrée scolaire prochaine.

Juan Tortosa : Dans ton livre Caliban et la sorcière, tu exposes tes idées sur l’accumulation primitive du capital, et tu rejoins Marx sur certains points, mais en même temps, tu élargis la perception de ce qui est « accumulé » et manifestes les différences que tu as avec Marx. Peux-tu t’expliquer plus en détail ?

Silvia Fedirici : Il y une grande différence entre l’approche de Marx et la mienne. Marx pense et examine la formation du capitalisme à partir de la formation du prolétariat salarié. Sa perspective est déterminée par les rapports de production. Marx se focalise sur les processus qui sont fondamentaux pour la production capitaliste, avant tout la formation marchande et la constitution du prolétariat. Au contraire mon approche est construite par l’expérience du mouvement féministe, à partir de la reproduction de la force du travail. Ce que je propose dans ce livre est de montrer que l’accumulation primitive du capital a transformé aussi le mode de reproduction de la force du travail. Les hommes deviennent les forces principales pour le travail productif et les femmes pour la reproduction de la force de travail. Les femmes sont exclues du travail pour le marché, et vont travailler dans la sphère privée. Le capitalisme veut s’approprier le corps des femmes et aussi le mode de reproduction. La communauté joue pour les femmes le rôle de policiers, avec les normes qui leur sont imposées. Il n’y a pas seulement une captation des terres mais aussi l’enferment du corps des femmes, avec la première accumulation du capital comme accumulation de la force de travail, montrant une obsession de la croissance démographique.

 

Dans ton livre tu affirmes que la traite des esclaves, la conquête de l’Amérique et la chasse aux sorcières sont trois éléments constitutifs du capitalisme. Peux-tu t’expliquer?

C’est une question qui m’oblige à faire toute l’histoire mondiale ! Le capitalisme est né de la crise des formes du travail qui dominent le Moyen Age. A partir du XIVe siècle, le système féodal ne pouvait plus se reproduire, il était épuisé comme système économique. Le capitalisme est une contre-révolution sociale qui externalise le travail à travers notamment l’esclavage et la colonisation d’autres continents. Ces derniers lui permettent d’avoir les moyens économiques et sociaux pour combattre les classes populaires. La conquête coloniale fut un grand désastre, pas seulement pour les peuples autochtones des nouveaux continents, mais aussi pour les classes populaires d’Europe.

A la fin du Moyen Age, on assiste à une crise de direction et au refus du pouvoir féodal. Une de mes thèses préférées est que le capitalisme naît comme un système obsédé par le travail. Pourquoi ? Parce qu’il naît d’une crise du travail, la peste du milieu du XIVe siècle ayant anéanti un tiers de la population. Le capitalisme, pour pouvoir se développer, a besoin d’une accumulation de la force de travail. La traite des esclaves, il faut la voir dans cette perspective; les classes populaires refusaient d’aller travailler, d’aller à la corvée. Le capitalisme a voulu changer l’esprit du travail. La conquête de l’Amérique a permis aussi une grande accumulation de capitaux.

La chasse aux sorcières. c’est l’un des phénomènes les plus déterminants dans l’accumulation primitive du capitalisme. Cette chasse est l’une des principales attaques de masse contre les comportements et pratiques des femmes. Une nouvelle forme de discipline du travail, détruisant la solidarité dans la communauté face à la pauvreté, la mendicité. Est recherché le contrôle du corps des femmes, accusées d’être des infanticides. La chasse aux sorcières est un élément constitutif de la formation du prolétariat et des la force de travail. Toute pratique de contraception y est diabolisée, tout comme la sexualité; le capitalisme a discipliné la sexualité des femmes et des hommes car elle représentait un danger pour la division en classes et la discipline au travail dont le capitalisme avait besoin. Le capitalisme ne tolère la sexualité des femmes que dans le cadre de la famille pour satisfaire les besoins des hommes, ou pour la procréation de la force de travail; sinon, elle est considéré comme subversive. 

 

Tu dis qu’aujourd’hui la chasse aux sorcières continue. Qu’entends-tu par cela?

Actuellement il y a une chasse aux sorcières, qui prend une autre forme, mais avec des conséquences tout aussi terribles pour les femmes. Aujourd’hui la chasse aux sorcières ne vient pas directement de l’Etat, mais de membres de la communauté ou d’individus à la solde des multinationales qui veulent s’approprier des terres, etc. La chasse aux sorcières se passe au sein des communautés qui sont en train de se désintégrer. Aujourd’hui les sorcières sont incarnées par les femmes seules, pauvres, vieilles, les plus vulnérables. Il y a une dévalorisation de toute une culture qui était véhiculée par les femmes, les femmes étant les premières à s’opposer au néolibéralisme.