Relativiser la crise des institutions européennes

Relativiser la crise des institutions européennes : Les partis gouvernementaux disposeront de 77% des sièges

De nombreux commentateurs des résultats des élections européennes ont souligné le niveau élevé de l’abstention populaire et le déclin des partis gouvernementaux pro-européens au profit de la droite nationaliste eurosceptique et, dans une moindre mesure, de la gauche antilibérale, ces phénomènes reflétant pour eux une crise profonde du projet européen néolibéral. L’examen attentif des résultats montre que cette lecture est largement exagérée, pour ne pas dire trompeuse. 

L’abstention est certes nettement plus élevée que pour la plupart des scrutins nationaux, mais c’est aussi la première fois qu’elle recule lors de l’élection du parlement européen. Quant à la répartition des sièges, elle assure toujours une écrasante majorité aux partis gouvernementaux classiques : la droite traditionnelle disposera ainsi de 334 sièges (44 %) et le centre-gauche (sociaux-­démocrates et verts) de 245 sièges (33 %), soit un total de 579 sièges (77 %). Si certaines difficultés politiques et institutionnelles sont à prévoir, les cercles dirigeants de la bourgeoisie semblent toujours avoir la situation bien en main.

 

La droite traditionnelle perd la majorité absolue

Partis de très haut, les partis de la droite traditionnelle subissent une amputation de 84 sièges, toutes formations confondues : le Parti populaire européen (PPE) en abandonne 61, l’Alliance des démocrates et des libéraux (ALDE) en perd 24, et les Conservateurs et réformistes européens (ECR), dominés par les Tories britanniques en gagnent 1, grâce notamment au ralliement de nouvelles formations comme l’Alternative pour l’Allemagne et deux nouveaux partis en République tchèque et en Slovaquie.

L’effondrement est sans précédent en Italie pour le PPE (–18 sièges, en particulier aux dépens de Forza Italia) et l’ALDE (l’Italie des valeurs : –7)?; en France, pour le PPE (UMP : –9) et l’ALDE (UDI-MoDem : –3)?; en Espagne pour le PPE (PP : –8)?; en Allemagne pour le PPE (CDU-CSU : –8) et au Royaume-Uni pour l’ECR (Conservateurs : –6). Il est important aussi pour l’ensemble de la droite traditionnelle en Grèce (–3), en Hongrie (–3), au Portugal (–3), en Suède (–2) et en Pologne (–2).

Dans pratiquement tous ces pays, les revers de la droite classique ne sont pas compensés, et de loin, par les gains de la social-démocratie, mais nourrissent aussi des forces de droite nationaliste ou autonomistes, voire d’extrême droite. Pour autant, les scores des libéraux et conservateurs restent globalement encore extrêmement confortables.

 

Stabilité impressionnante des partis de centre-gauche

 

Les partis sociaux-démocrates et assimilés (plus exactement, sociaux-­libéraux) perdent en tout 3 sièges, ce qui signifie qu’ils restent absolument stables en raison de la réduction du nombre total de sièges du Parlement européen (–15). 

Cette stagnation cache en réalité leur effondrement dans l’Etat espagnol (–9) et en Grèce (–4), mais aussi leur recul en Irlande (–2), en France (–1), en Belgique (–1) et au Danemark (–1)?; à ces défaites, il faut ajouter celles qu’ils enregistrent en Europe orientale, avec des pertes cuisantes en République tchèque (–3), en Pologne (–2), en Croatie (–2), en Slovaquie (–1), en Slovénie (–1) et en Lituanie (–1). On notera que dans tous ces pays, sauf en Pologne, ces forces ont été profondément discréditées par leur participation au pouvoir.

A l’inverse, cette apparente stabilité masque les très gros succès du centre-gauche en Italie (+10), au Royaume-Uni (+7), en Allemagne (+4), mais aussi en Roumanie (+5) et au Portugal (+1). Dans l’ensemble de ces Etats, sauf en Roumanie, on rappellera cependant que le centre-gauche se trouvait dans l’opposition (Royaume-Uni, Portugal) ou venait juste de revenir au pouvoir (Italie, Allemagne). 

Ces évolutions profondément contradictoires montrent que la social-démocratie parvient toujours globalement, sauf dans les pays où d’importantes luttes sociales ont été menées au cours de ces dernières années, à se présenter comme la solution du moindre mal face à la droite classique, lorsque cette dernière est la principale responsable du pouvoir et qu’il n’y a pas d’alternative crédible sur sa gauche.

De leur côté, les Verts perdent 5 sièges, ce qui est significatif vu que leur députation est beaucoup plus réduite. Surtout, ils reculent dans les pays où ils disposaient d’une implantation traditionnelle (Scandinavie, Allemagne, Hollande, France) pour gagner quelques sièges en Europe orientale, en Belgique ou en Espagne, mais au profit de formations assez hétéroclites qui ne sont pas à proprement parler écologistes.

 

Progrès de la gauche antilibérale

La gauche antilibérale gagne 17 sièges, passant de 35 à 52 (en comptant le siège de Initiative féministe en Suède), ce qui n’est pas du tout négligeable. Ces progrès dépendent cependant essentiellement de quatre pays : l’Etat espagnol (+9), la Grèce (+5), l’Italie (+3) et l’Irlande (+2).

Globalement, les formations unitaires de la « nouvelle gauche » progressent (Podemos en Espagne : +5?; Syriza en Grèce : +4?; L’Autre Europe avec Tsipras en Italie?: +3?; l’Alliance de gauche en Finlande : +1?; le PTB-GO en Belgique, qui n’obtient pas de siège mais fait une percée en Wallonie). Le Bloc de gauche portugais fait exception (–2), payant le prix de scissions sur sa gauche et sur sa droite, et de ses ambiguïtés à l’égard du PS, notamment à Lisbonne. Enfin, la gauche nationaliste réalise une percée en Irlande (Sinn Féin : +3) et la gauche féministe en Suède (+1).

De leur côté, les forces dominées par les partis communistes classiques tendent généralement à stagner (Parti communiste en Grèce, Parti progressiste des travailleurs à Chypre) ou à reculer (Front de gauche en France : –1?; Die Linke en Allemagne : –1 : Parti communiste en République tchèque : –1?; Parti socialiste de Lettonie : –1). On relèvera deux Importantes exceptions : l’Etat espagnol (IU : +4) et le Portugal (PCP : +1), où ces forces semblent tirer parti des mobilisations sociales de cette dernière période. 

 

Percée de la droite national-populiste et de l’extrême droite

La mauvaise nouvelle de ces élections, c’est la forte poussée de la droite national-populiste avec un courant clairement nazi-fasciste, qu’il agisse en son sein ou se présente de façon indépendante. Ces formations dessinent actuellement trois ensembles aux contours imprécis qui totalisent près de 90 sièges. 

Tout d’abord une nébuleuse national-­populiste fourre-tout, abritée jusqu’ici par le groupe Europe libertés et démocratie à Bruxelles, dominée par le Parti indépendant du Royaume-Uni (UKIP) et le Parti du peuple danois, que vient de rejoindre le Mouvement 5 Etoiles (M5S) italien. Avec le Parti politique réformé de Hollande, les Vrais finlandais, les Citoyens libres de la République tchèque et Ordre et justice de Lituanie, elle totalise 33 sièges. Mais il pourrait lui manquer un pays pour conserver son groupe parlementaire si Ordre et liberté de Lituanie rejoignait l’extrême droite.

A droite de ces formations, une extrême droite s’organise actuellement autour du Front national français, avec le Parti de la liberté autrichien, le Parti pour la liberté néerlandais (PVV), le Vlaams Belang flamand, la Ligue du Nord italienne, que pourraient rejoindre la Nouvelle droite polonaise, les Démocrates suédois et Ordre et justice de Lituanie, soit un potentiel de 38 à 46 sièges.

A la droite de ces partis, un noyau dur nazi-fasciste de 7 sièges se dessine, dont les autres formations veulent se distancier, et qui ne pourra pas former un groupe à lui tout seul, avec Aube dorée en Grèce, Jobbik en Hongrie et le Parti National-­démocrate (NPD) allemand.

On le voit, avec plus des trois quarts des sièges au parlement de Bruxelles, les formations traditionnelles qui dirigent aujourd’hui la politique néolibérale de l’UE n’ont pas de gros soucis à se faire dans l’immédiat. Mieux, au sein du noyau historique de l’UE, en particulier en Allemagne, en Italie et au Benelux, ces forces ont clairement amélioré leurs positions. Si la France manque actuellement à l’appel, la débâcle de la droite pourrait y conduire à sa recomposition et à son repositionnement au centre-droite, une perspective défendue clairement par Alain Juppé à la tête de l’UMP. Pour autant, à ce stade, sur le plan institutionnel, la vague national-populiste et d’extrême droite ne doit pas être surestimée, même si elle constitue évidemment un danger non négligeable pour les couches populaires, l’immigration et la gauche combative.

 

Jean Batou