France

France : Faire des jeunes employables à merci

Difficile pour qui n’est pas proche du terrain de se faire une idée de la fameuse « réforme du collège » en France, tant de bruit est fait pour faire croire qu’elle serait « de gauche » et ses adversaires « de droite ». On pourrait croire que la lutte oppose « progressistes » et « élitistes conservateurs ». Toutes proportions gardées, c’est une fiction analogue aux croyances selon lesquelles les « révolutions arabes » sont des vagues islamistes montées par la CIA ou la révolution ukrainienne du Maidan un mouvement « nazi »…

Ni le MEDEF, qui soutient à fond la réforme, ni l’enseignement privé catholique sous contrat ne s’y trompent. Quant aux personnels de l’Education nationale, base historique de la gauche en général et du PS en particulier, la crainte de « faire le jeu de la droite » faiblit. Ils savent très bien que cette réforme sort tout droit des cartons des ministères de Sarkozy, prolongeant les mesures prises alors dans les Lycées généraux et les Lycées professionnels. 

 

 

Un éclatement du service public planifié

 

Des activités pas si nouvelles sont annoncées (les Enseignement Pratiques Interdisciplinaires (EPI)), qui ne sont pas assurées par des moyens supplémentaires. Chaque collège devra choisir quelles sont les matières enseignées dont les horaires devront être baissés afin de leur faire place, à proportion de 20 %. Toutes les classes d’un même niveau autre que les 6e pourront voir leurs horaires varier, sous réserve de respecter l’horaire global de l’élève et l’horaire global des disciplines touchées sur l’ensemble des niveaux. En 6e, le contenu de 20 % des horaires pris sur les matières enseignées jusque-là sera de plus en plus défini en relation avec les activités périscolaires dans les écoles primaires, que les municipalités ont été depuis 2013 contraintes de prendre en charge et de financer, les rendant souvent payantes pour les familles.

Tout cela rendra les horaires et les contenus d’enseignements différents d’un collège à un autre avec pour conséquence l’éclatement du service public national en établissements territoriaux. 

 

 

Détruire l’école publique

 

L’idéologie en acte est celle des pédagogues ministériels hostiles aux disciplines, corps de connaissances scientifiquement constitués, que l’on peut certes critiquer et dépasser – mais une fois qu’on les maîtrise, ce qui n’est pas nécessaire si les jeunes doivent devenir « employables » et jetables par le capital. Le fait de faire fluctuer les horaires et d’amputer une partie de ceux-ci pour des activités autres relève de cette idéologie et permet en outre de faire des économies. C’est ainsi que les horaires de langues diminuent sensiblement; les disciplines physico-chimique, biologiques et technologiques sont purement et simplement amalgamées en classes de 6e; arts plastiques et musiques sont groupés; les langues anciennes, latin et grec n’ont plus d’existence propre en dehors de l’EPI « Langues et cultures de l’Antiquité » que certains collèges pourront choisir d’offrir, d’autres non. Il est particulièrement lamentable de voir des énarques et universitaires « de gauche » pétitionner contre la défense du latin et de l’allemand qui serait de « l’élitisme conservateur ». 

Les sections d’enseignement général professionnel adapté destinées aux élèves les plus en difficulté sont elles aussi menacées, ce qui ira de pair avec la transformation de collèges entiers en collèges pré-professionnels pour prolétaires, avec l’EPI « découverte du monde économique et professionnel » et les dispositifs de « découverte de l’entreprise ».

Comme les professeurs sont encore recrutés par des concours portant sur les disciplines, l’attaque contre elles vise à court terme leur statut de fonctionnaire, se combinant avec la territorialisation de l’école pour détruire une conquête sociale historique appelée l’école publique.

 

 

Appel au retrait
de la réforme

 

Depuis plusieurs semaines monte dans les établissements une mobilisation par en bas, à l’initiative des personnels eux-mêmes, s’adressant aux parents et aux élu·e·s locaux. Les professeurs sentent que c’est la réforme de trop et que si on la bloque on remettra en cause tout le processus des contre-réformes néolibérales. Les mi­li­tant·e·s et instances syndicales ont imposé la rupture des négociations et l’appel au retrait de la réforme par le principal syndicat du secteur, le SNES-FSU (Syndicat national des enseignants du second degré). Avec FO, la CGT, Solidaires et un petit syndicat corporatif droitier, le SNALC (Syndicat national des lycées et collèges), on a l’écrasante majorité des syndicats de l’enseignement secondaire.

Le chiffre officiel des grévistes du 19 mai (27,5 %) est déjà important mais il est truqué car il ne concerne que les enseignants prenant leur service à 8 h du matin. Même vrai, il traduirait une vague montante : depuis l’échec du mouvement pour les retraites en 2010, il n’y avait pratiquement plus de grévistes dans des mouvements nationaux, et le désespoir engendré par la politique de Hollande a aggravé cela. 

La veille, les chefs de la motion B du PS dite des « frondeurs », Christian Paul et Benoît Hamon ont fait savoir qu’ils soutenaient vent debout la ministre contre les « élitistes conservateurs », en vérité contre les personnels du service public. Ainsi finit de se cristalliser la cassure, la coupure entre le monde enseignant et la gauche officielle. Le processus de mobilisation autonome est engagé, ne va pas s’arrêter de sitôt, et va au delà des en­seignant·e·s car leur réflexe naturel est d’élargir information et mobilisation : on ne peut encore prédire les rythmes – la mise en application est annoncée pour septembre 2016 – mais on peut assurer que le soutenir et s’appuyer sur lui sera une donnée incontournable pour construire une perspective politique alternative. 

 

Vincent Présumey