Pour Mehmet ils sont venus à l'aube, pour les autres ils viendront la nuit

Lors de l’arrestation de la révolutionnaire afro-américaine Angela Davis, en 1970, l’écrivain James Baldwin lui adressa une lettre ouverte pour lui exprimer sa solidarité. La missive se concluait par la promesse qu’il se battrait pour la vie d’Angela car «s’ils sont venus te chercher à l’aube, cette nuit c’est pour nous qu’ils viendront».

En avril dernier, en Suisse aussi ils sont venus à l’aube. Cette fois-ci pour chercher Mehmet Yesilçali, refugié politique de Turquie ; ils l’ont emmené, devant les yeux consternés de son épouse et de ses enfants. Ce n’était pas la première fois que la police venait pour lui. Avant de quitter la Turquie, dans les années 90, il avait déjà été arrêté pour son appartenance présumée à une organisation de l’opposition de gauche. Il fut brutalement torturé et emprisonné durant huit ans. Après sa libération, les persécutions ont continué et Mehmet a été contraint de quitter le pays. Depuis 2007, il vit donc en Suisse. Malgré l’exil, Mehmet n’a pas renoncé à ses principes, à sa conviction dans la solidarité ouvrière et a continué à participer à des activités en défense des travailleuses et des travailleurs im­migré·e·s ainsi que pour le soutien aux victimes de la répression en Turquie.

Si Mehmet n’a pas oublié ses camarades emprison­né·e·s, les magistrats turcs non plus ne l’ont pas oublié, lui. Conscients de ne pas pouvoir demander son extradition en raison de son statut de refugié en Suisse et des nombreuses condamnations prononcées par la Cour européenne des droits de l’homme pour mauvais traitements sur les mi­li­tant·e·s politiques, la justice d’Erdogan a sous-traité le dossier de Mehmet aux magistrats allemands. Sur la base d’un dossier constitué par la police politique de Turquie, et notamment sur la base de déclarations obtenues sous la torture, un juge de Karlsruhe a signé le mandat d’arrêt à la base de la demande d’extradition adressée à l’Office fédéral de la justice à Berne. Le reproche invoqué contre Mehmet serait d’avoir organisé des soirées et des conférences en Suisse ainsi que d’avoir participé à cinq réunions en Allemagne.

Des « actes criminels » pour le Code pénal allemand, qui interdit les activités des organisations d’immigré·e·s lorsqu’elles sont considérées comme étant contraires aux intérêts d’un Etat étranger depuis le territoire d’Allemagne. Un comportement absolument licite pour le droit suisse, puisque les événements auxquels participait Mehmet étaient publics et autorisés par les autorités suisses. Le Ministère public de la Confédération a récemment confirmé n’avoir rien à lui reprocher. Les motifs invoqués dans la demande d’extradition sont d’ailleurs de facto les mêmes que ceux ayant permis à Mehmet d’obtenir le statut de refugié en 2010.

Malgré cela, l’Office fédéral de la justice a choisi de donner suite à la demande allemande et d’accepter l’extradition de Mehmet. Depuis avril dernier, Mehmet partage donc à nouveau le sort des milliers d’op­posant·e·s de Turquie, emprisonné·e·s en raison de leur engagement politique. Depuis la prison de Fribourg, il attend donc l’issue des recours déposés contre des décisions injustes dont le fondement est purement politique.

 

Mehmet n’est pas seul dans cette attente : une centaine de représentant·e·s politiques fédéraux et cantonaux, professeur·e·s d’Université, militant·e·s syndicaux et associatifs, ainsi que notamment la Ligue Suisse des Droits de l’Homme et l’Association des Juristes Démocrates de Suisse ont demandé publiquement le refus de l’extradition ainsi que la mise en liberté de l’opposant. Dans les prochaines semaines des rassemblements seront également organisés pour interpeller les autorités. Il s’agit d’une campagne de solidarité remarquable, se développant dans plusieurs régions, qui s’explique par le caractère emblématique de la procédure contre Mehmet. Les refugié·e·s politiques comme lui en Suisse sont très nombreux. Pour Mehmet ils sont venus à l’aube, si l’on ne parvient pas à le sauver, pour les autres ils viendront la nuit.

Olivier Peter