Retour sur un article déjà publié
Retour sur un article déjà publié : À propos de la résistance kurde
Notre secrétariat de rédaction partage l’essentiel des positions défendues par Hiznî Girgimî dans notre précédent numéro (283) sur «La résistance kurde face aux déséquilibres régionaux au Moyen-Orient». Pour autant, cet article a suscité un débat parmi nous sur quelques points dont voici un bref compte-rendu.
Hiznî a parfaitement raison de dénoncer les responsabilités du régime criminel de Bachar al Assad, des djihadistes de l’Etat Islamique (EI), mais aussi des Etats autoritaires de la région (Arabie Saoudite, Qatar, Turquie et Iran), ainsi que des principales puissances impérialistes (Etats-Unis, Russie, France, Angleterre, Allemagne) dans l’embrasement de toute la région.
De même, il est tout à fait justifié de parler du rôle héroïque du peuple kurde et de ses principales organisations, le PKK en Turquie et le PYD (Parti d’union démocratique) en Syrie, dans la défense d’un projet de libération nationale, aux côtés de la minorité syriaque contre les crimes d’Assad et les attaques des djihadistes.
Il ne fait aussi aucun doute que le régime autoritaire militaro-policier de l’AKP en Turquie mène aujourd’hui une guerre meurtrière contre le peuple kurde, ses organisations, en particulier le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), et la gauche démocratique du pays, qui se reconnaît largement dans le HDP (Parti démocratique du peuple), dont témoignent les récents massacres de Cizre et de Sur (quartier historique de Diyarbakir) et les nombreuses arrestations d’activistes. Sur les 8000 prisonniers politiques de Turquie, la très grande majorité est kurde.
Combattant-e-s kurdes. Kurdish Strugle.
Nous aimerions cependant pointer trois questions qui devraient à notre avis susciter une discussion plus approfondie:
1. La conception selon laquelle «le peuple kurde est le seul à pouvoir proposer un projet d’émancipation démocratique régional».
Cette formule est problématique. En effet, n’est-ce pas en termes d’alliance entre les forces progressistes de toute la région que le peuple kurde et les secteurs démocratiques de l’opposition syrienne et irakienne arabes, et iraniennes pourront défendre ensemble un projet d’émancipation démocratique, social et national, en lien étroit avec le combat des peuples de Palestine, d’Egypte, du Bahreïn, d’Iran, etc.? Plus que jamais les destins des peuples de toute la région ne sont-ils pas inextricablement liés?
2. L’affirmation selon laquelle l’EI serait «principalement soutenu par la Turquie, l’Arabie Saoudite et la Qatar».
Certes le régime turc d’Erdogan a soutenu des forces djihadistes en Syrie, notamment Jabhat Al-Nusra (la branche d’Al Qaida) et Ahrar Sham, tandis qu’il a laissé libre cours aux activités de l’EI en Turquie, pour ne pas voir l’influence du PYD en Syrie s’étendre au long de sa frontière. Mais ne joue-t-il pas avant tout sa propre carte dans la région?
Quant aux pétromonarchies, l’EI n’est-il pas l’un de leurs principaux adversaires, qui ne cesse d’appeler au renversement de la monarchie saoudienne et de ses homologues des émirats? Cela n’empêche évidemment pas l’EI de prendre sa source idéologique dans le wahhabisme.
3. La vision selon laquelle les nouvelles formes de pouvoir développées au Kurdistan syrien (Rojava) témoignent d’une «révolution ‹ par en-bas ›», fondée sur «un système d’auto-gouvernance» qui construit «les pouvoirs législatif, exécutif et juridique de jour en jour» et assure aux femmes «un rôle central dans toutes les structures nouvelles».
Nous défendons fermement le droit du peuple kurde à l’auto-détermination et nous apportons un soutien sans réserve à la lutte politique qu’il mène au Kurdistan turc et syrien, et ailleurs en Irak et en Iran. Pour autant, devons-nous nous interdire de questionner fraternellement le contrôle exclusif que le PKK semble exercer, avec le PYD, sur le mouvement populaire, notamment aux dépens d’autres forces politiques et sociales, ce que rapportent des témoignages indépendants?
Cela ne nous empêche évidemment pas de saluer les avancées progressistes que défendent ces organisations sur le plan national et social, notamment par rapport aux droits des femmes et à la laïcité des institutions.
Enfin, ne faut-il pas interroger le bienfondé du soutien du PYD à l’intervention impérialiste russe en Syrie pour sauver le régime Assad? Celle-ci a provoqué plus d’un millier de morts civils depuis octobre 2015, et permis la reconquête par la dictature syrienne, durant ces dernières semaines, de territoires en majorité arabes, tenus jusqu’ici par les forces de l’Armée Syrienne Libre, dans la périphérie d’Alep.
Le tiers-mondisme acritique des années 1960–1970 n’a-t-il pas plongé une génération entière dans la perplexité et le doute, lorsque les mouvements de libération qu’elle avait soutenus ne se conformaient pas, le temps passant, et les témoignages se multipliant, aux modèles idéalisés auxquels elle avait cru? Nous ne voudrions pas répéter la même expérience un demi-siècle plus tard. Notre soutien au peuple kurde, mais aussi à la lutte menée par le PKK et le PYD, n’en sont pas moins forts parce qu’il s’autorise le débat ; au contraire, en gardant la tête froide et les yeux grands ouverts, il se révélera sans doute beaucoup plus durable…
Jean Batou