Un jalon essentiel dans l'histoire de la pensée marxiste

Un jalon essentiel dans l'histoire de la pensée marxiste : Rosa Luxemburg et la démocratie socialiste

«Aujourd’hui, la démocratie est peut-être inutile, ou même gênante pour la bourgeoisie ; pour la classe ouvrière, elle est nécessaire, voire indispensable. Elle est nécessaire, parce qu’elle crée les formes politiques (auto-administration, droit de vote, etc.) qui serviront au prolétariat de tremplin et de soutien dans sa lutte pour la transformation révolutionnaire de la société bourgeoise, mais elle est aussi indispensable, parce que c’est seulement en luttant pour la démocratie et en exerçant ses droits que le prolétariat prendra conscience de ses intérêts de classe et de ses tâches historiques.» (Rosa Luxemburg).

Pour Rosa Luxemburg , les principes démocratiques sont nécessaires au mouvement vers le socialisme et à la société socialiste elle-même. Elle défend ce que les bolcheviks ont rejeté: la forme de la démocratie « bourgeoise ». Toutefois, la société capitaliste pose à la démocratie des limites que la transformation socialiste doit transcender pour déboucher sur la démocratie pleinement réalisée.

Socialisme par en bas

L’un des aspects essentiels  de la contribution de Rosa Luxemburg à la pensée socialiste est sans doute lié à l’opiniâtreté avec laquelle elle a défendu l’indissociabilité du socialisme et de la démocratie. Pour elle, les principes démocratiques étaient non seulement souhaitables, mais aussi nécessaires au mouvement vers le socialisme comme à la société socialiste elle-même. C’est sur cette base que l’Américain Hal Draper, spécialiste du marxisme, la situe parmi les représentant·e·s du courant de la pensée socialiste qu’il appelle «le socialisme par en bas».

Ce n’était pas le seul courant socialiste de l’époque. En effet, dès le début, le mouvement socialiste a eu – pour reprendre les termes de Draper – deux inspirations différentes: l’une démocratique et l’autre autoritaire, «le socialisme par en bas» et «le socialisme par en haut». Dans un premier temps, au 19e siècle, le socialisme dit « utopique » était plutôt autoritaire ; le terme « démocratie » a ensuite fait son apparition sur les bannières de la Première (1864), puis de la Deuxième Internationale (1889), alors même que les partis ouvriers qui revendiquaient pourtant le titre de sociaux-démocrates, avaient une attitude plutôt ambiguë vis-à-vis des principes démocratiques.

La démocratie politique était considérée comme un précieux levier pour défendre et faire avancer les intérêts des prolétaires sous le capitalisme, mais son utilité pour l’avènement de la transformation socialiste était moins évidente. Si certains théoriciens (Karl Kautsky, par exemple, dans ses commentaires relatifs au programme d’Erfurt du parti social-démocrate allemand) insistaient sur la nature démocratique de la transition vers une société socialiste, c’était loin d’être l’avis de tous. Ainsi, Paul Lafargue, chef du parti ouvrier français, écrivait, à la fin des années 1880, que les socialistes n’envisageraient de procéder à des élections qu’après avoir pris le pouvoir et consolidé leur nouveau régime révolutionnaire, et que les anciens capitalistes seraient alors privés du droit de vote. Georges Plekhanov, « le père du marxisme russe », considérait lui aussi qu’il était légitime de priver les opposant·€·s de droits démocratiques pendant et après la révolution socialiste. Au deuxième congrès du parti social-démocrate russe en 1903, il déclarait: «S’il s’avérait nécessaire pour le succès de la révolution de restreindre la portée de l’un ou l’autre des principes démocratiques, il serait criminel d’hésiter à le faire» (traduit du russe).

Dictature du prolétariat

Quand le parti  social-démocrate  russe a inscrit dans son programme le concept de « dictature du prolétariat », certain·e·s de ses membres (Lénine, mais d’autres avec lui) prenaient cette expression au pied de la lettre, la comprenant comme la dictature d’une minorité révolutionnaire, consciente et éclairée, nécessaire à l’établissement de l’ordre socialiste. Néanmoins, Lafargue, Plekhanov et d’autres ne se considéraient pas en rupture avec le principe démocratique, leur conception s’appuyant sur ce que l’on peut appeler une vision essentialiste de la démocratie. Selon cette conception, exposée par Plekhanov dans le discours qu’il prononça au congrès de 1903 évoqué plus haut, la démocratie est, par essence, ce qui est bon pour le peuple, ce qui sert ses intérêts. Cette conception de la démocratie « réelle » s’oppose à une démocratie « formelle », concrétisée par un ensemble d’institutions et de procédures. De ce point de vue, l’essence est bien plus importante que les formes institutionnelles qui peuvent être sacrifiées au salut de la révolution.

Jusqu’en 1917, cette opposition entre démocraties « réelle » et « formelle » avait surtout un caractère théorique. Avec le début de la révolution en Russie et en Europe, la question s’est posée en termes pratiques. Les bolcheviks ont purement et simplement aboli ce qu’ils appelaient les principes démocratiques « abstraits » au profit d’une « véritable » domination des masses laborieuses représentées par le parti communiste. Cette conception a été présentée comme un exemple à suivre par les révolutionnaires des autres pays. Compte tenu de la situation, les penseurs·euses et les militant·e·s socialistes se sont trouvés contraints d’expliciter leur position sur une question d’importance capitale: était-il possible de réaliser une transformation socialiste de la société sans les institutions démocratiques établies dans le contexte du capitalisme libéral?

Défense du noyau social de la démocratie

Rosa Luxemburg  était de ceux·celles qui répondaient négativement à cette question. Dans La Révolution russe (1918), elle défend précisément ce que Lénine et les bolcheviks ont rejeté: la forme de la démocratie dite « bourgeoise ». Elle souligne la nécessité de «distinguer le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise» afin de préserver cette forme (ou «écorce») pour y placer un «nouveau contenu social». Selon elle, il n’y a rien de spécifiquement « bourgeois » dans les institutions démocratiques. Comme elle le dit: «Certes, toute institution démocratique a ses limites et ses lacunes, ce qu’elle partage d’ailleurs avec toutes les institutions humaines. Mais le remède qu’ont trouvé Lénine et Trotski – supprimer carrément la démocratie – est encore pire que le mal qu’il est censé guérir». Car sans elle, «la domination de vastes couches populaires» – condition sine qua non du socialisme – «est parfaitement impensable» .

Il est intéressant de comparer la vision que Rosa Luxemburg a de la démocratie avec les conceptions des sciences politiques modernes. Robert Dahl et Charles Lindblom, bien connus pour leurs travaux sur la démocratie contemporaine, ont distingué sept caractéristiques institutionnelles qu’ils jugent essentielles pour qu’un système politique permette l’implication du peuple dans le processus de gouvernement: 1 constitution des organes de pouvoir de l’État par des élections ; 2 élections libres et régulières ; 3 suffrage universel ; 4 droit des citoyen·ne·s de se porter candidat·e·s à des élections aux charges publiques ; 5 liberté d’exprimer ses opinions et de critiquer la politique du gouvernement ; 6 existence de sources d’information diverses et variées, libres de tout contrôle des pouvoirs publics ; 7 liberté de formation et d’action des associations, notamment des partis politiques.

Dans La Révolution russe, Rosa Luxemburg évoquait exactement les mêmes principes qu’elle appelait «arsenal des libertés démocratiques fondamentales des masses populaires» et dans lesquels elle voyait la condition indispensable de l’autodétermination des travailleurs·euses. Elle dépassait ainsi l’indifférence traditionnelle du marxisme vis-à-vis des questions de démocratie politique, ouvrant une possibilité d’intégration entre le marxisme et les sciences politiques démocratiques.

De la polyarchie à la démocratie

Toutefois , pas plus Luxemburg que Dahl ou Lindblom n’établissent d’équivalence pure et simple entre les caractéristiques institutionnelles mentionnées ci-dessus et la réalisation pleine et entière de la démocratie. Ils·elles s’accordent sur le fait que ces caractéristiques, qui constituent des composantes nécessaires d’un gouvernement démocratique du peuple par le peuple, ne sont pas suffisantes. Dans la pratique, le fonctionnement des institutions démocratiques « formelles » est, en règle générale, faussé par des facteurs sociaux (inégalité de la répartition des ressources dans la société et position privilégiée des classes possédantes, économiquement dominantes).

C’est pourquoi Dahl – et plus encore Lindblom – qualifient les sociétés existantes, dans lesquelles les citoyen·ne·s jouissent de droits politiques et de libertés, non pas de « démocraties » mais de « polyarchies ». Selon la définition qu’ils en donnent, la polyarchie ne correspond pas à la réalisation d’un idéal démocratique mais seulement à une tentative imparfaite de l’atteindre. Rosa Luxemburg souligne, elle aussi, que la société capitaliste pose des obstacles à la démocratie, des limites que la transformation socialiste doit transcender pour déboucher sur la démocratie socialiste, « sans limites », et pleinement réalisée.

Qu’est-ce que cela signifie du point de vue des institutions? Pour Rosa Luxemburg, cela implique l’établissement, en plus des institutions démocratiques traditionnelles, de nouveaux organes d’autogestion des travailleurs·euses, permettant à ces derniers d’exercer leur pouvoir dans la société: des conseils ou selon le terme russe, des soviets. Elle voit dans ces conseils « l’épine dorsale » du système politique démocratique socialiste. Loin néanmoins de considérer les conseils comme une panacée, elle prend, dans La Révolution russe, le contre-pied de l’idée bolchevique d’un régime politique exclusivement fondé sur les soviets. Selon elle, le défaut fondamental d’un système exclusivement soviétique réside dans l’exclusion du processus politique d’une large part de la population – notamment en cas de crise économique, quand d’« innombrables personnes », parmi lesquelles de nombreux ouvriers·ères, sont dans l’impossibilité de trouver l’emploi stable qui donne de véritables droits aux citoyen·ne·s (ce qui en Allemagne, par exemple, aurait impliqué de priver de droits politiques plus d’un tiers de la population).

Rosa Luxemburg plaide donc pour un type de système politique démocratique et socialiste combinant conseils, institutions parlementaires, suffrage universel, droits politiques et libertés pour tou·te·s. Telle était sa position à l’automne 1918 lorsqu’elle écrivait La Révolution russe. Il semble qu’elle ait par la suite changé d’avis et abandonné la défense du suffrage universel au profit de l’attribution complète du pouvoir à des conseils de travailleurs·euses et de soldats, s’opposant à la convocation d’une Assemblée nationale en Allemagne. Elle n’a néanmoins jamais donné les raisons de ce revirement, ni expliqué en quoi son argumentation précédente était erronée. Au vu de la forte polarisation politique de la société allemande de l’époque, tandis que de nombreux·euses partisan·e·s de l’Assemblée nationale rejetaient tout rôle des conseils dans le futur système politique du pays, il est possible qu’elle ait ressenti le besoin « de tordre le bâton » dans l’autre sens.1

Pour un type combiné d’institutions?

Même si  la position de Rosa Luxemburg a évolué dans le temps, son idée initiale de combiner les conseils de travailleurs·euses et les institutions parlementaires a été développée simultanément par d’autres grandes figures des mouvements socialistes internationaux. Ainsi, en Russie, une fraction du parti bolchevique préconisait un programme de république démocratique fondée sur des soviets ouvriers et paysans et des organes représentatifs élus. Ces «bolcheviks de droite» (dont Léon Kamenev était le principal représentant) parlaient de «type combiné d’institutions étatiques» pour désigner ce système politique. Une position assez similaire était défendue par les «mencheviks de gauche», menés par Julius Martov.

En Allemagne, le modèle du système politique « combiné » a été prôné par le parti social-­démocrate indépendant (USPD) avec à sa tête des personnalités comme Rudolf Hilferding et Karl Kautsky. Tou·te·s défendaient une institutionnalisation des conseils des travailleurs·euses et voyaient dans ces structures l’instrument principal de la réalisation des réformes d’orientation socialiste. Ils·elles avaient néanmoins des visions divergentes sur le rôle et la place que ces conseils devaient concrètement occuper au sein du système sociopolitique: l’un des chefs de l’USPD, le social-démocrate Rudolf Breitscheid, envisageait par exemple de conférer au Conseil central des travailleurs·euses, outre des fonctions de rédaction des textes législatifs, un droit de veto sur les décisions de l’Assemblée nationale, tandis que pour Hilferding et Kautsky la tâche principale de ces conseils résidait dans l’exercice d’un contrôle de la sphère économique par les travailleurs·euses et la transmission de leurs demandes aux autorités centrales de gouvernement.

Si, au bout du compte, ce «type combiné de structures étatiques» n’a été instauré ni en Russie ni en Allemagne, l’idée elle-même a régulièrement resurgi dans les mouvements révolutionnaires du 20e siècle. Au moment de la révolution hongroise de 1956, elle figurait par exemple dans le programme du Conseil central des travailleurs·euses du Grand-­Budapest: les travailleurs·euses hongrois demandaient le plein exercice des droits et libertés démocratiques pour toutes et tous, un système pluraliste, des élections libres au Parlement national – et en même temps, la reconnaissance institutionnelle des conseils de travailleurs·euses. Les leaders du Conseil central des travailleurs·euses ont même envisagé la création d’une chambre parlementaire spéciale composée des représentants des structures des conseils.

Plus tard, en Russie, au moment des soulèvements des travailleurs·euses pendant les années de « Perestroïka », certains comités régionaux des conseils de travailleurs·euses (au Kouzbass, par exemple) se sont également prononcés pour une institutionnalisation des conseils en parallèle du Parlement. Boris Eltsine, qui se posait à cette époque en leader du mouvement démocratique, s’était même déclaré favorable à cette proposition (qu’il s’est bien gardé de mettre en œuvre ensuite). Il semble donc que cette idée, défendue entre autres par Rosa Luxemburg, n’était pas seulement le produit de la pensée socialiste marxiste mais aussi celui du mouvement spontané des classes laborieuses.

Pour conclure, j’insisterai sur le double aspect de la contribution de Rosa Luxemburg à la pensée marxiste en matière de démocratie socialiste. Sa contribution réside d’abord dans l’importance qu’elle attachait à la valeur des aspects « formels » de la démocratie, souvent négligés jusque-là par les marxistes. Elle était sûre que l’essence de la démocratie ne pouvait exister indépendamment de certaines formes institutionnelles (que les sciences politiques modernes qualifient de «conditions de la polyarchie»). Celles-ci constituent la base indispensable de la démocratie socialiste et le point de départ de son développement. La mise en œuvre d’une expérience de type démocratique, quelle qu’elle soit, n’a de sens que si ces institutions sont préservées et protégées.

Sa contribution réside ensuite dans ses efforts pour concevoir des formes institutionnelles susceptibles de favoriser l’extension de la démocratie et sa progression dans le sens du socialisme. Son idée d’intégration de structures démocratiques de base et de structures démocratiques représentatives – qui, comme je me suis efforcé de le montrer, correspondait aux aspirations des mouvements des travailleurs·euses de différents pays – peut être considérée comme un apport précieux au développement des concepts politiques du marxisme contemporain.

Alexeï Gusev
Professeur à l’université d’Etat Lomonossov de Moscou

Cette contribution a été traduite de l’anglais par Françoise Wirth. Elle a été très légèrement éditée par nos soins à partir du texte publié par la revue en ligne Contretemps – Revue de critique communiste (contretemps.eu).


ÉRIC SEVAULT & PHILIPPE OLIVERA (COORDINATION)
REVUE AGONE, N°59
SEPTEMBRE 2016

Sommaire

  • Rosa Luxemburg et la démocratie socialiste. Un jalon essentiel dans l’histoire de la pensée marxiste (Alexeï Gusev).
  • La spontanéité créative des masses selon Rosa Luxemburg (Ottokar Luban).
  • «Le coup de marteau de la révolution». La critique de la démocratie bourgeoise chez Rosa Luxemburg (Michael Löwy).
  • La démocratie révolutionnaire chez Rosa Luxemburg à la lumière de sa correspondance (Sobhanlal Data Gupta).
  • Les libertés contre les droits: nation et démocratie chez Rosa Luxemburg (Claudie Weil).
  • Rosa Luxemburg et la République (Ben Lewis).
  • Du contenu de la démocratie socialiste (David Muhlmann).
  • Une démocratie par l’expérience révolutionnaire. Lukacs, lecteur de Rosa Luxemburg (Isabel Loureiro).
  • Rosa Luxemburg et la «liberté de ceux qui pensent autrement». Le groupe Neuer Weg et l’édition de la Révolution russe à Paris en 1939 (Jörg Wollenberg).
  • Sur les traces de Rosa Luxemburg, pour une démocratie par le bas (Frigga Haug).
  • La leçon des choses: Alfred Döblin et le naturalisme (Marie Hermann).
  • L’esprit de l’époque naturaliste (Alfred Döblin).