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A lire : Bandes dessinées féministes en lutte

Depuis quelques années, les mouvements féministes manifestent davantage leur présence et les questions de genre s’étendent à divers médiums, dont celui de la bande-dessinée. Petit tour d’horizon.

Sans surprise, la représentation de femmes créatrices de BD, tout comme le nombre de personnages principaux féminins, est d’emblée très faible. Il faut attendre les années 70, avec les revendications sociales caractérisant cette période, pour qu’apparaissent certaines auteures (Bretécher, Cestac, etc.). Un changement significatif s’opère dans les années 2000: le développement accru de BD pour et par des femmes. L’influence du manga genré arrivé en France dans les années 1980, puis les succès du Journal de Bridget Jones de Helen Fielding (1996) et Sex and the City de Candace Bushnell (1996), favorisent l’apparition de la « BD girly », ainsi nommée par les éditeurs.

Souvent autobiographique ou autofictionnelle et toujours humoristique, la « BD girly » présente des figures féminines qui dévoilent leurs obsessions de jeunes femmes, en couple ou en quête de l’homme idéal, partagées entre raison et passion démesurée pour les « fringues », influencées par les canons de beauté édictés par les médias. L’idée que la BD puisse être au sujet des femmes, par les femmes et pour les femmes se popularise à tel point que les éditeurs, percevant une source de profit importante, imposent généralement cette forme stéréotypée aux auteures.

Evidemment, nombre d’entre elles n’hésitent pas à résister au carcan « girly » dans lequel l’industrie éditoriale cherche à les enfermer. Leurs albums sont publiés par des petites éditions et participent à nourrir un courant alternatif. Certaines s’organisent, comme le Collectif des créatrices de bandes dessinées contre le sexisme, dénonçant l’utilisation du terme « girly » qui ne fait que renforcer les clichés sexistes. En début d’année, elles ont pointé le machisme ambiant dans l’une des plus importantes instances de légitimation dans le secteur BD: le festival d’Angoulême avait présenté la liste des 30 auteurs de BD nommés pour le Grand Prix 2016. Or, aucune femme n’y figurait…

Quelques exemples d’auteures et œuvres remarquablement féministes

Peggy Adam
Luchadoras
atrabile, 2006

Peggy Adam proposait déjà en 2006 un discours féministe via un album plus alternatif qui raconte l’histoire d’Alma à Ciudad Juarez, cette ville mexicaine devenue le symbole de la maltraitance des femmes dans le monde (plus de 2500 femmes disparues ou assassinées depuis 1993). Le récit se focalise sur le personnage d’Alma, victime des violences de son conjoint et d’un contexte extrêmement machiste. Peggy Adam choisit de mettre la fiction au service de la réalité, de représenter des trajectoires de femmes, lui permettant ainsi d’évoquer des sujets réels et difficiles: «se regarder le nombril, ça me gonfle […] Je ne partage avec les lecteurs que des histoires qui me touchent, […] des bouts de vie qui m’interpellent. »

Liv Strömquist
Les Sentiments du Prince Charles
Rackham, 2016

Héritière du mouvement punk, adepte du do it yourself et diplômée en science politique, Liv Strömquist se lance dans la création de fanzines aux contenus politique et féministe il y a une douzaine d’années: «J’en avais marre de l’autofiction qui se résumait pour les dessinatrices à de l’autoflagellation. Je me disais qu’on pouvait être drôle tout en attaquant frontalement les structures du pouvoir et les mécanismes de domination». Une attaque frontale, voilà qui résume bien les deux ouvrages en question.

Dans les Sentiments du Prince Charles, elle déconstruit avec humour la relation de couple hétéronormée: partant de l’origine de notre conditionnement à deux genres polarisés, l’auteure décline différents aspects de ces relations, celui de la dépendance, ou encore des « limites » (impliquées par le droit de propriété des hommes sur le corps des femmes), de la « marchandisation » des relations, pour finir sur la remise en question du «petit modèle de cohabitation que nous avons décidé d’appeler dans notre société relation amoureuse» et ces mots de la féministe Bell Hooks «Là où il y a du pouvoir, il ne peut y avoir d’amour».

Mirion Malle
Commando culotte: les dessous du genre et de la pop-culture
Ankama édition, 2016

Autre publication de grande qualité cette année: Commando culotte de Mirion Malle, blogueuse et auteure de bande dessinée. Pas de meilleure description de l’ouvrage que celle de l’auteure trouvée sur son blog: «En gros, le principe du livre c’est à chaque fois l’analyse d’un sujet en lien avec le sexisme + la critique d’un film/ d’une série en lien avec ce sujet + à la fin il y a quelques critiques de films bonus! Dedans, en plus de certains chapitres du blog, comme les critiques de Game of Thrones, Sixteen Candles ou Six Feet Under, ou encore les notes sur l’importance de la représentation, les personnages féminins forts, etc. ; mais aussi des nouvelles sur des films comme Legally Blonde, Easy A, What if, ou des sujets comme le slut shaming par exemple! »

L’angle d’analyse choisi est intersectionnel, critiquant l’hégémonie masculine, cis et blanche dans les productions actuelles et démontrant les rôles stéréotypés réservés aux personnages féminins, LGBTIQ et non-blanches. Elle propose une réflexion élargie sur la réception et les effets de la pop culture, sur ses conditions de productions et lève le voile sur la concrétisation des mécanismes sexistes à l’œuvre dans notre société. Comme Liv Strömquist, Mirion Malle adopte une approche humoristique qui permet la prise de distance, amenant la lectrice et le lecteur à porter un regard critique sur ce qui « divertit » aujourd’hui… et dans le même temps banalise…!

Valentine Loup