Film de K. Loach: rails & déraillements de la privatisation

Film de Ken Loach

Rails & déraillements de la privatisation

1995: début du démembrement et de
la privatisation des chemins de fer britanniques.
British Rail disparaît au
profit de 26 compagnies privées. Les
suites de cette politique désastreuse
sont bien connues: elles ont plongé
les transports ferroviaires anglais
dans un état d’abandon et constituent
une emblématique, et triste, illustration
de l’absurdité de la privatisation
des services publics.

Ken Loach s’approprie ce contexte pour le raconter à
travers les yeux des cheminots. Pour réaliser ce projet,
il a pu s’appuyer sur un scénario de Rob Dawber,
travailleur et syndicaliste de British Rail, mort d’un
cancer juste avant la fin du montage de The
Navigators
. Cette maladie a d’ailleurs été la dernière
«farce» de sa profession puisqu’elle est due à l’exposition
aux poussières d’amiante dans son travail. Le
film profite pleinement de l’expérience de son scénariste,
et le milieu de ces travailleurs des voies y est
représenté avec une épaisseur qui renforce la cohésion
et la vraisemblance de l’ensemble.

En rentrant du travail sur les rails, le groupe de
cheminots de Sheffield est informé par le chef des
changements que la privatisation va amener. Les collègues
de longue date se trouvent repartis entre entreprises
«concurrentes», alors que le balayeur devient,
à lui seul, une sorte de micro entreprise à qui l’on
sous-traite le nettoyage du dépôt et qui doit dès lors
acheter lui-même seau et serpillières.

Des discours de rentabilité et de concurrence remplacent
désormais les logiques de sécurité et de collaboration.
Ceux qui ne sont pas contents peuvent partir,
et la nouvelle compagnie les y encourage par une
prime de départ. Le représentant syndical dans l’entreprise
essaie de s’opposer à certains diktats, mais
les données ont totalement changé: le rapport de
force construit par des années de lutte a été balayé et
plus rien ne fonctionne comme avant. Les cheminots
vont donc assister au démantèlement non seulement
de leur entreprise, mais également de leur savoir professionnel;
ils vont se retrouver à travailler à la
journée, intégrés dans des boîtes intérimaires, à côté
de collègues de passage qui, la veille, pavaient des
routes.

La conséquence est logique et attendue, c’est l’accident.
La mort de l’un des ouvriers arrive alors que
ceux-ci pratiquent une intervention sans le moindre
respect des règles de sécurité: l’entreprise dans
laquelle ils avaient trouvé un mandat intérimaire ayant
obtenu le chantier par un devis «très concurrentiel».
Ce qui rend cette mort particulièrement insupportable,
c’est que les travailleurs vont effacer toutes traces de
la responsabilité de l’entreprise; ils transforment l’accident
de travail en accident de la route. En déplaçant
leur collègue accidenté sur la route – ce qui provoque
peut-être sa mort – ils évitent une enquête qui
viendrait les priver de toute possibilité d’obtenir de
nouvelles missions de travail.

Le cheminot est donc la double victime d’une logique
qui a réussi non seulement à placer la compétitivité
entre les entreprises avant la sécurité, mais qui de
plus introduit cette même compétitivité entre les travailleurs,
brisant ainsi la solidarité par les mécanismes
propres au travail précaire.

Le film n’échappe pas à un léger didactisme, mais le
ton reste juste et évite de souligner lourdement les
prises de position. Ainsi certaines scènes illustrant les
absurdités de la privatisation ne sont pas dénuées
d’humour. On y voit des ouvriers faire un même travail
à double, car appartenant désormais à deux
firmes, puis se retrouver ensuite en nombre très
insuffisant pour une autre tâche (rentabilité oblige) ou
encore cassant, à contrecœur, des appareils performants,
mais dorénavant inutiles à la boîte, afin qu’ils
ne tombent pas dans les mains de la concurrence
Ken Loach nous montre comment parmi ses effets
dévastateurs, la transformation néolibérale des rapports
de travail implique, en plus d’une instabilité et
d’une paupérisation des ouvriers, un transfert des
responsabilités vers le bas. Les cheminots doivent, en
effet, supporter complètement les conséquences de
tout accident alors même qu’ils sont obligés de travailler
dans des conditions risquées, et cela sous prétexte
de rentabilité.

Reste une question. À qui s’adresse ce film? Est-ce
que les principaux intéressés, les ouvrières et les
ouvriers, s’en iront, le samedi soir, voir sur grand
écran leurs malheurs de la semaine (en admettant
qu’ils et elles aient encore droit au week-end)?
Ce que le film de Ken Loach a indéniablement réussi,
c’est de redonner un nouveau souffle au débat et à la
réflexion autour des conséquences de la privatisation
des services publics.

Gianni HAVER