Pierre Bourdieu: entretien avec Bernard Voutat

Pierre Bourdieu

Entretien avec Bernard Voutat

Quels est pour toi l’apport principal de Pierre
Bourdieu aux sciences sociales contemporaines?

Fondamentalement, Pierre Bourdieu a opéré une véritable
révolution dans les sciences sociales. L’essentiel
me semble d’abord résider dans sa façon d’envisager
l’analyse de la société, c’est-à-dire dans le point de
vue mobilisé à cet effet, qui implique une manière
toute particulière de concevoir les problématiques et
de construire les objets de connaissance. Ce point de
vue, ou cet œil sociologique comme il l’appelait, procède
de l’intégration dans un système cohérent de
plusieurs auteurs (Marx, Weber, Durkheim, etc) ou
traditions d’analyse (structuralisme, phénoménologie,
etc.) généralement présentés, dans le langage académique,
comme irréductiblement opposés. C’est ainsi,
contre les alternatives mortelles pour la science, qu’il
a progressivement élaboré une théorie générale du
monde social en s’attachant à dépasser les fausses
oppositions héritées de la philosophie (entre l’individu
et la société, l’idéel et le matériel, les pratiques et les
structures, etc.), pour développer un programme de
recherches empiriques destiné à mettre les propositions
théoriques à l’épreuve du terrain et de l’expérience
sociologique. Il en a résulté des dizaines de livres
et des centaines d’articles, dont on peut dire qu’ils
ont profondément influencé la recherche sociologique,
soit sur des objets canoniques «revisités» (l’école,
l’Etat, la politique, la culture, etc.), soit sur des
objets moins explorés (le sport, la musique, la haute
couture, les Evêques, la science elle-même). Il faudrait
développer tout cela et présenter ici les principales
notions utilisées par Pierre Bourdieu: habitus et
sens pratique, champ et espace social, genèses, classements
et lutte, etc. Mais pour dire l’essentiel, Pierre
Bourdieu a jeté les fondements de ce que l’on pourrait
appeler la pratique réflexive d’un métier. Et il est allé
très loin dans cette direction, en incluant dans son
travail une analyse de la science sociale elle-même,
prise dans son objet, et de ses implications politiques.

Pour ne pas tomber dans le culte des saints, qu’il
n’a d’ailleurs jamais encouragé, pourrais-tu énoncer
la principale critique que tu adresserais à son
oeuvre?

Il ne s’agit pas en effet de sacraliser Pierre Bourdieu,
qui savait bien que les œuvres scientifiques sont faites
pour être dépassées. D’autant plus lorsqu’elles se
présentent sous la forme d’un programme tel que
celui qu’il a proposé. Cela dit, je n’adhère pas aux critiques souvent simplistes qui sont adressées à ses
travaux, et sur lesquelles il s’est souvent exprimé.
Autre façon de dire que la formulation d’une critique
sérieuse à cette sociologie implique de se lever tôt!
Toutefois, je crois que l’on peut indiquer deux aspects
complémentaires. D’une part, la sociologie de Pierre
Bourdieu appelle encore (et c’est bien normal) un travail
considérable de validation empirique. Ce travail
est déjà bien entrepris, par Bourdieu lui-même (qui en
a souvent souligné les manques) et par les très nombreux
travaux qu’il a suscités. Mais il y a beaucoup à
faire dans de nombreux domaines. D’autre part, on
peut se demander si Pierre Bourdieu, en soulignant la
fragmentation du monde social en champs sociaux
(politique, économique, culturel, scientifique, etc.)
différenciés et autonomes, n’a pas insuffisamment
discuté l’hypothèse inverse d’un monde social pris
par une logique unifiante (le capitalisme par exemple).
Certes, ce choix scientifique n’est pas dénué de fondements:
Pierre Bourdieu a toujours considéré
comme essentiel pour la sociologie de ne pas s’engager
sur le terrain de la spéculation philosophique (le
sens ou la fin de l’histoire, l’économique en dernière
instance, etc.). Il a en outre avancé des instruments
d’analyse intéressants à cet égard, comme la notion
de champ du pouvoir et celle d’homologie entre les
champs.

Quels sont les rapports de Bourdieu avec l’oeuvre de
Marx et avec la tradition intellectuelle marxiste?

Vaste question! Je dirais tout d’abord que Pierre
Bourdieu a été l’objet d’attaques particulièrement
contradictoires sur cet aspect. Certains ont vu chez lui
une variante de marxisme vulgaire alors que d’autres
lui reprochaient dans le même temps d’ignorer le
marxisme. Des deux côtés, les critiques passent à
côté de l’essentiel: la question (quasi religieuse) n’est
pas de savoir si Bourdieu était marxiste ou non, mais
bien plus d’évaluer la façon dont il a intégré certains
aspects de l’héritage de Marx. On peut penser avec et
contre Marx, comme on peut penser avec et contre
Durkheim ou Weber. Dans ce contexte, il est évident
que Pierre Bourdieu doit beaucoup à Marx, notamment
dans la façon de concevoir le monde social
comme un ensemble de luttes et de relations structurées
par des logiques de domination, elles-mêmes
liées à la répartition inégale des «capitaux». Il reste
que Pierre Bourdieu étend cette notion de capital à
d’autres espèces que le capital économique (mais
aussi culturel, social et surtout symbolique). Il analyse
en outre des luttes de classements, contre une
conception réaliste (et économiciste) de la classe
sociale. D’un point de vue politique, c’est très important,
si l’on se souvient que ces définitions réalistes
(objectivistes) pouvaient se trancher (en dernière
instance), par des exécutions! Enfin, il revient sur la
notion (ambivalente chez Marx) d’idéologie (dans le
sens de «domination et de légitimation par les
idées»), à laquelle se substitue la notion de violence
symbolique, qui permet de rendre compte des processus
complexes par lesquels les dominés intériorisent
les logiques de la domination.

Comment Bourdieu a-t-il réagi aux événements de
1968?

Ses écrits (Les Héritiers notamment) ont sans doute
contribué à forger une critique de l’Université. Pierre
Bourdieu a toutefois souligné à plusieurs reprises les
ambiguïtés de ce mouvement au fond très hétérogène
et en a proposé une analyse dans Homo academicus.
En gros, il a montré que les révoltes étudiantes étaient
pour une part le résultat des transformations du système
universitaire, provoquant un décalage entre les
attentes envers l’institution et le déclassement probable
des universitaires. D’où une certaine
ambivalence du mouvement de mai, pris entre une
face «libertaire» (que Pierre Bourdieu qualifiait de
rigolarde et intelligente) et une autre face, bien moins
sympathique, au fond très autoritaire, nourrie du ressentiment
de «privilégiés», d’«intellectuels prolétaroïdes» (comme les appelaient Max Weber) attachés aux
privilèges associés à un état antérieur de l’institution
universitaire.

Dans ton article publié par le Courrier du 3 février,
tu mets en cause l’opposition formulée par certains
entre le Bourdieu savant et le Bourdieu militant.
N’y a-t-il pas tout de même une certaine évolution
dans le temps, du chercheur critique assez hermétique
vers l’intellectuel engagé et soucieux d’être
compris au-delà des cercles académiques?

En effet, dans cet article, il s’agissait pour moi de
déconstruire les usages d’une telle opposition, qui
permet aux uns et aux autres (parfois les mêmes) de
disqualifier l’œuvre de Pierre Bourdieu comme étant
simplement politique ou au contraire étroitement
scientiste. En réalité, les deux faces sont constitutives
de l’œuvre de Pierre Bourdieu, qui ne pouvait ignorer
(et donc prendre en compte) les implications politiques
de son travail scientifique. Cela dit, les prises
de position de Pierre Bourdieu changent en effet de
tonalité après la publication de la Misère du Monde
(1993). Deux raisons à cela, me semble-t-il.
Premièrement, Pierre Bourdieu bénéficie d’une autorité
intellectuelle qu’il n’avait pas dans les années 1960-
70. Deuxièmement, tous ses travaux antérieurs l’amenaient
à saisir avec une acuité toute particulière les
ravages du programme politique néo-libéral: destruction
des collectifs et des solidarités, misère sociale. Il
est donc intervenu plus directement par ses prises de
position ponctuelles et par des appels à la constitution
d’un mouvement social européen, large et autonome.
C’est aussi à cette époque qu’il appelait les intellectuels
à défendre un «corporatisme de l’universel»
devant les menaces de régression et de perte d’autonomie
auxquelles étaient exposées les productions
culturelles. D’où d’ailleurs la constitution des réseaux
«Raisons d’agir» et des éditions du même nom, qui
avaient pour ambition d’armer les mouvements
sociaux en diffusant largement les résultats de travaux
sociologiques Pierre Bourdieu a donc imaginé
un engagement spécifique des intellectuels, et pour
lui un engagement sociologique, lui permettant d’échapper
à la tour d’Ivoire, sans pour autant donner
des leçons, et encore moins des expertises, et de se
penser, peut-être, comme un compagnon de route,
sans perdre pour autant son autonomie.

Bernard VOUTAT
Professeur de science politique
à l’Université de Lausanne,
membre de Raisons d’agir.


La démocratie n´est pas un chèque en blanc!

Extrait de l´entretien, réalisé par
Daniel Mermet et diffusé le 23
décembre 1998 dans le cadre de l´émission
«Là-bas si j´y suis». Quelques
réflexions sur la nécessité, les limites
intrinsèques et le dépassement
possible de la représentation politique.

«Je pense qu´il y a une légitimité de la délégation
politique. Je crois vraiment qu´il est important que
les citoyens puissent à la fois avoir des délégués,
garder le contrôle de ces délégués, tout en gardant
l´accès direct à la parole à côté des délégués et parfois
même contre les délégués. C´est ça la démocratie.
Alors que les formes autoritaires de démocratie,
c´est-à-dire la non-démocratie, consistent à
plébisciter une fois pour toutes des délégués qui
ensuite parlent à la place de ceux qu´ils sont censés
représenter.

Tout le monde disserte sur la démocratie, c´est l´un
des thèmes favoris des philosophes de la politique:
la philo du pauvre. La démocratie, en termes simples,
c´est fondamentalement cette délégation
contrôlée: ce n´est pas un chèque en blanc!
Or, les rappels à l´ordre à la Henri Weber [sénateur
du PS français, ndlr], à la Chevènement ou à la
Jospin sont des demandes de délégation absolues,
inconditionnelles, une fois pour toutes! Nous avons
pour nous le vote et les sondages, cette sorte de
caution magique du politique, moyennant quoi laissez-
nous en paix, nous roulons pour vous, nous
pensons pour vous.

Et ça je pense que les intellectuels, si ça existe, sont
en droit de revendiquer ce droit à la parole pour eux,
mais aussi pour les autres. Dans la mesure où, par
leur position, par leur travail, etc, ils ont un tout petit
peu accès à la parole compétente. Sur la plupart des
sujets que vous venez d´évoquer, il y a des tas d´intellectuels
qui sont plus compétents que les politiques,
je suis désolé!

Donc, ces gens compétents, qui ne sont pas des
experts, parce que les experts, ce sont les gens que
les responsables politiques désignent comme compétents,
et se désignant donc du même coup
comme compétents pour désigner les gens compétents,
il y a des tas de gens compétents qui ne sont
pas auto-désignés comme compétents qui sont
désignés par leur communauté scientifique, désignés
par leurs pairs… Ces gens-là ont le droit à la
parole pour eux-mêmes et aussi ils ont le droit de
rappeler que tout le monde a droit à la parole; au
moins pour dire qu´ils ne sentent pas exprimés par
les porte-paroles.»

Pierre BOURDIEU


Bourdieu sur le net

L´ensemble des article ci-dessous de Pierre Bourdieu sont librement accessibles sur le site de
L´AUTRE PORTAIL (http://rezo.net/bourdieu).

  • Et si on repensait l´économie?
  • Entretien avec Günter Grass.
  • La démocratie, ce n´est pas un chèque en blanc.
  • Censure directe et pouvoir médiatique.
  • Refuser l´ordre intellectuel établi par Pierre Bourdieu.
  • Les objectifs d´un mouvement social européen.
  • Une minute sur France Inter (1993).
  • Interview vidéo à Millau (Indymedia).
  • Les soumissions ne sont pas nécessairement conscientes (Radio libertaire).
  • A contre-pente (Vacarme).
  • La nouvelle vulgate planétaire (Le Monde diplomatique).
  • Pour un mouvement social européen (Le Monde diplomatique).
  • La  » jeunesse  » n´est qu´un mot.
  • L´illusion biographique.
  • De la domination masculine (Le Monde diplomatique).
  • L´essence du néolibéralisme (Le Monde diplomatique).
  • Créez des réseaux (Le magazine de l´homme moderne).
  • Préface à La double absence.
  • Le sort des étrangers comme schibboleth.
  • La dernière instance.
  • Questions sur un quiproquo (Le Monde diplomatique).
  • L´architecte de l´euro passe aux aveux (Le Monde diplomatique).
  • Le mythe de la mondialisation…
  • Sur Nice (sommet de l´Union Européenne 2000).
  • Préface aux Chômeurs de Marienthal.
  • Ce que parler veut dire.
  • Que suis-je?
  • L´espace des points de vue.
  • Biblio: Bourdieu & le politique (Le magazine de l´homme moderne).
  • Sur la protestation collective.