La loi sur le travail n'est pas respectée? - Légalisons sa violation!

Légalisons sa violation!

Ces dernières semaines, l’agitation s’est renforcée autour des motions Graber (PDC Lucerne) et Keller-Sutter (PLR Saint-Gall), qui visent à une diminution des réglementations entourant la durée du travail et son enregistrement. Entre les déclarations provocatrices du président d’EXPERTsuisse qui énonce que travailler 70 heures par semaine ne serait pas forcément mauvais pour la santé et la publication d’un communiqué de presse conjoint avec des associations d’employé·e·s le 1er Mai, les milieux néolibéraux augmentent la pression.


Affiche contre l’augmentation de la duré légale du travail de 48 heures à 54 heures (1924) – Dora Hauth-Trachsler

Aux origines: l’application d’une obligation légale violée depuis des années

Actuellement en traitement parlementaire – elles ont déjà reçu la faveur de la Commission de l’économie du Conseil des Etats – les motions Graber et Keller-Sutter réclament toutes deux un allégement des dispositifs relatifs à la réglementation de la durée du travail contenus dans la Loi fédérale sur le travail et ses ordonnances. Présentées comme des modifications qui ne toucheraient que les cadres dirigeant·e·s et les «spécialistes», deux termes dont le contenu n’est pas défini légalement, ces motions visent premièrement à annualiser la durée maximum de la semaine de travail de 45 heures et abaisser la limite de repos quotidien, actuellement fixée à 11 heures, jusqu’à 8 heures, en laissant la possibilité de fractionner encore ce temps de repos. Deuxièmement, il s’agit de modifier la Loi sur le travail pour que l’obligation de l’enregistrement du temps de travail ne s’applique plus au personnel disposant d’une fonction dirigeante ou pour les spécialistes occupant une fonction similaire.

Aux origines de ces deux dépôts de motion, on trouve la récente modification des modalités d’enregistrement du temps de travail, entrée en vigueur le 1er janvier 2016 et qui visait à une simplification de l’enregistrement pour les salarié·e·s disposant d’un large pouvoir d’appréciation dans la détermination de leur horaire. Approuvée pour tenir compte des difficultés que pouvaient rencontrer certaines entreprises à enregistrer le temps de travail de collaborateurs·trices disposant d’un horaire libre, cette modification avait en effet pour corollaire un renforcement des contrôles, l’obligation d’enregistrer le temps de travail étant allégrement violée depuis des années.

Créée au printemps 2016 pour faire du lobbyisme en faveur de ces deux motions, l’Alliance réflexion suisse ne cache pas ce lien de causalité, relevant avec regret que «la pratique tolérante et libérale qui prévalait jusqu’alors a été remplacée par une application stricte d’une loi sur le travail datant de 1964» et dénonçant la remise en question de modèles flexibles appliqués – soi-disant avec succès – depuis de nombreuses années. Autrement dit, la loi étant désormais appliquée, avec possibilités d’amendes à la clé, il devient nécessaire de la changer.

La Loi sur le travail, un cadre moyennageux?

Selon les partisan·ne·s de ces deux motions, les règles relatives à la durée du travail et à son enregistrement mettraient ainsi en danger l’implantation d’entreprises de pointe du secteur des services en Suisse et entraveraient les employé·e·s dans leur possibilité de concilier leur vie familiale et professionnelle. L’Alliance en veut pour preuve que l’obligation d’une durée du repos quotidien de 11 heures interdit à un·e salarié·e qui le souhaiterait d’aller chercher ses enfants à la crèche et de terminer son travail après le repas familial. La loi actuelle ne serait également pas adaptée à l’ère des smartphones, l’envoi d’un e-mail à 23 h empêchant de reprendre son travail le lendemain avant 10 h. Les employeurs·euses seraient donc contraints à offrir un cadre de travail rigide qui les rendrait moins attractifs.

Rigide? Certainement pas. Moyenâgeuse, la Loi sur le travail et ses ordonnances le sont par contre effectivement. Permettant un horaire hebdomadaire maximal de travail pouvant aller jusqu’à 50 heures pour certaines catégories d’employé·e·s, une durée de la journée de travail de 14 heures pauses comprises et un abaissement de la durée du repos quotidien à 8 heures une fois par semaine – ce sans compter les formes de travail atypiques et les multiples exceptions – le droit du travail suisse est déjà un des plus libéral de toute l’Europe, alors qu’il était à la pointe de la protection des salarié·e·s à la fin du 19e siècle.

Il faut ajouter à cela que le personnel disposant de fonction dirigeante élevée est déjà exclu de son application, de sorte que les questions d’enregistrement et de durée maximale du temps de travail ne s’appliquent déjà pas aux cadres supérieurs.

Vers plus de travail gratuit

Des employé·e·s seraient cependant en faveur de ces modifications. C’est du moins ce que laisse entendre le communiqué de presse signé conjointement par l’Alliance réflexion suisse et la plateforme, un regroupement formé à l’automne 2016 par la Société suisse des employés de commerce, Employés suisses et l’Association suisse des cadres afin de favoriser des politiques de compromis «pour une politique des employés non idéologique».

Face à ces alliances, un front constitué par l’Union syndicale suisse, la faîtière Travail Suisse et la Société Suisse de Médecine du Travail est montée au front le 2 mai dernier pour dénoncer les risques psycho-sociaux liés à une flexibilisation accrue des rythmes de travail. Relevant que les nouvelles formes d’enregistrement du temps de travail permettent de comptabiliser facilement les heures, y compris pour les catégories de personnel disposant d’un horaire libre, les syndicats ont notamment pointé du doigt le fait que l’absence d’enregistrement des heures aboutirait au non-paiement de milliers d’heures supplémentaires, avec à la clé des pertes importantes en terme de prélèvements sociaux.

Un exemple de plus de la manière dont sont démantelées les assurances sociales, à l’heure où la droite prédit une AVS en crise pour soutenir la dégradation des retraites…

Audrey Schmid