120 battements par minute - Politique de l'irruption

Politique de l’irruption

Grand-Prix du jury au dernier Festival de Cannes, le troisième film de Robin Campillo retrace les combats d’Act Up-Paris au début des années 1990, alors que l’épidémie de sida fait des ravages. Un film sur l’amour, la maladie et la mort, mais aussi et surtout sur la lutte.

Depuis les coulisses, on distingue la fin d’un discours sur scène. Une pause, un nouvel intervenant prend la parole. «On y va, on y va!» Une poignée d’activistes d’Act Up surgissent soudain de derrière le rideau, s’accaparent la tribune, dénoncent l’immobilisme des associations gouvernementales, agitent des pancartes, le temps de rappeler à qui veut bien entendre que leurs vies sont en sursis.

Jusqu’à ce qu’un militant zélé envoie une fausse poche de sang dans le visage du conférencier, puis qu’un autre le menotte. C’est l’indignation générale, et la scène rappelle les petits séismes médiatiques que généraient les manifestations d’Act Up, à une époque où l’épidémie de sida continuait de s’étendre en Occident. Et où l’action des pouvoirs publics en faveur de la prévention restait bien timide.

Faire surgir l’invisible: la transgression comme principe de lutte

Interruption d’une conférence, jet de sang sur les murs des bureaux d’un laboratoire pharmaceutique, distribution de préservatifs dans les classes d’un lycée parisien, les actions d’Act Up tiraient leur force de leur capacité à faire surgir le réel dans des lieux policés. Il s’agissait de donner corps à la maladie dans un monde qui se pensait en bonne santé.

Le principe premier d’une idéologie est de décréter ce qui existe ou n’existe pas. Et l’idéologie bourgeoise hétéronormative a longtemps vécu sur l’idée que le sida n’existait pas, ou qu’il était une «maladie de pédés», c’est-à-dire un phénomène extérieur à elle-même.

Encore au début des années 1990, l’épidémie de sida jouissait d’un statut comparable à celui qu’ont aujourd’hui l’expropriation des paysans d’Amazonie ou le travail des enfants dans les mines de cobalt: trop loin, trop abstrait, trop déprimant aussi. «Silence = mort», le slogan résume l’impossibilité de lutter contre ce qui n’existe pas.

Alors, face à l’indifférence, c’est-à-dire à la cécité et la surdité de la société, il faut donner à voir et à entendre le réel. Pour Act Up, ce réel est peuplé de corps malades, d’individus qui s’aiment, s’embrassent, se battent, mais savent qu’ils n’en ont pas pour longtemps. Leurs corps font irruption dans des lieux aseptisés, protégés du monde par une succession d’écrans et de murs – à l’occasion par la police.

Quelle violence?

En cela, le film de Campillo rappelle que le combat de l’opinion ne peut passer que par la transgression, et donc par une forme de violence. Contraindre la société à sortir de sa torpeur, c’est violent. Un baiser homosexuel dans la cour d’un lycée, du sang sur les murs, des malades jouant les cadavres au milieu des rues, c’est violent quand on ne veut pas croire à l’existence de l’homosexualité et du sida.

Il faut se souvenir des réactions indignées des médias et du personnel politique il y a 25 ans. Comme souvent, on condamne la violence militante, et on ignore dans le même mouvement une autre violence, d’un autre niveau, en l’occurrence celle subie par des malades condamnés à souffrir et mourir dans l’indifférence générale.

Voilà peut-être le principal écueil guettant le film: rendre les frasques d’Act Up respectables, minimiser leur caractère transgressif. Le succès public du film, en regard des réactions de l’époque, évoque le pire opportunisme alors que le sida a presque disparu des radars médiatiques. Conclusion de Didier Lestrade, co-fondateur de l’association, qui survit aujourd’hui grâce aux aides sociales: «Epargnez-nous vos louanges».

Guy Rouge


L’épidémie de sida et Act Up en quelques dates

1980 Premiers cas identifiés aux Etats-Unis ; l’épidémie causera plus de 30 millions de décès dans le monde en 35 ans.

1981 Premier cas français et apparition de l’acronyme sida (AIDS).

1985 Affaire du sang contaminé, infection par transfusion de plusieurs milliers de personnes en France.

1987 Création d’Act Up New York ; première campagne de prévention en France, dans laquelle il n’est pas question du préservatif.

1989 Création d’Act Up Paris par Didier Lestrade, Pascal Loubet et Luc Coulavain ; six mois après, l’association déploie une banderole sur les tours de Notre-Dame de Paris pour dénoncer l’attitude de l’Eglise catholique.

1992 Act Up-Paris dénonce le laboratoire Roche, qui refuse de publier les résultats d’essais sur des antirétroviraux.

1993 Encapotage de l’obélisque de la Concorde à Paris.

1996 Arrivée des premières trithérapies.

2014 Victime d’une baisse drastique de ses subventions, Act Up est placée en redressement judiciaire.

Aujourd’hui, la maladie cause plusieurs dizaines de milliers de décès par an en Amérique du nord et en Europe, environ 1,5 millions en Afrique subsaharienne. L’épidémie continue de se propager avec près de 2 millions de nouvelles infections chaque année, principalement en Afrique subsaharienne. Environ 35 millions de personnes dans le monde vivent avec le VIH, un peu plus de la moitié ont accès à un traitement.

(Sources: actupparis.org et unaids.org)