Penser l'émancipation

Penser l'émancipation : Un espace de politisation souple et inclusif

Notre rédaction s’est entretenue avec Félix Boggio Ewanjé-Epée, l’un des maîtres d’œuvre de la 4e édition du colloque Penser l’émancipation qui s’est tenue à l’université de Paris 8 et à la Bourse du travail de Saint-Denis, du 13 au 16 septembre. Rappelons que l’initiative de la 1re édition a été prise à Lausanne, notamment par des membres de notre comité de rédaction. Le succès était à nouveau au rendez-vous. La 5e édition se prépare déjà.

Quels ont été les thèmes centraux débattus au cours de cette quatrième version de PLE?

Il est difficile de déterminer des thèmes centraux lors de cette édition de Penser l’émancipation. Nous avons justement conçu l’appel à contribution ainsi que les ateliers de sorte à ce qu’il y ait un sentiment de la plus grande diversité possible. Ce n’est plus suffisant de s’adresser à des contributeurs et contributrices, ou même à un public de conférence, en leur disant «tout le monde a sa place». Il fallait donner une visibilité à des questions aussi diverses que la stratégie émancipatrice, l’économie politique, l’écologie, les oppressions de genre et de sexualités, la «race», l’impérialisme, etc. C’est ce travail en amont qui a permis qu’on reçoive des propositions aussi nombreuses et diverses (près de 400).

On peut quand même noter que certaines thématiques ont rencontré un écho très important. En premier lieu, tous les ateliers (ainsi que la plénière) qui concernaient le féminisme et les luttes queer ont été remarquablement suivis – plus de 500 personnes en plénière et parfois plus de la moitié du colloque se trouvait dans un seul atelier féministe ou queer. On peut aussi souligner le succès des ateliers sur la «race», sur la ville, sur le fascisme, l’esthétique et d’autres thèmes encore.

Peux-tu donner une idée du nombre de participant.e.s aux ateliers en journée et aux plénières le soir, mais aussi de leurs catégories d’âge, de leur profil social, de leurs sensibilités politiques?

Chaque tranche horaire comptait un ou deux ateliers très bien fournis (entre 50 et 60 personnes), avec des thèmes peut-être plus accrocheurs ou réunissant des communautés militantes plus denses, et d’autres ateliers plus modestes (entre 20 et 30 personnes) allant de la transition au socialisme au marxisme althussérien en passant par Marx et le Moyen Age – des panels plus geek mais tout aussi nécessaires dans la conjoncture et rencontrant un succès relatif dans leur domaine.

Les plénières du soir étaient quant à elles très orientées par la conjoncture, l’escalade répressive en France, le bilan du mouvement du printemps 2016 contre la loi travail, le renouveau féministe, ou encore l’anniversaire de 1917. On a pu compter entre 250 et 500 personnes pendant ces 4 plénières qui ont ponctué les journées du colloque.

Le public, les contributeurs et contributrices, comptent dans l’ensemble parmi les jeunes, voire très jeunes générations. Sans avoir particulièrement mené l’enquête, on peut supposer que beaucoup sont étudiants, beaucoup sont précaires (de l’enseignement supérieur aux plateformes de livraison uberisées comme Deliveroo), souvent les deux en même temps.

L’autre élément remarquable, c’est que tous ces jeunes étaient pour la plupart en dehors des organisations formelles de la gauche sociale et politique. Il est probable que nombre d’entre eux et elles aient une activité politique, par exemple dans un collectif féministe, ou contre les violences policières, ou alors de soutien aux migrants et migrantes, ou soient membres des Indigènes de la république, qu’ils et elles aient participé sous une forme ou une autre à Nuit debout, à des AG interluttes lors du printemps 2016, ou encore aient une activité syndicale.

Il n’en reste pas moins que PLE a réuni des personnes qui se retrouvent difficilement dans les cadres existants des principales formations du mouvement social, et a fortiori des organisations politiques françaises se réclamant de l’émancipation. Pour le reste, on a pu croiser des générations plus anciennes, qui ont notamment connu l’effervescence marxiste des années 1970–1980 – et parmi les intervenants, on a pu voir discuter les travaux de Maurizio Lazzarato, Jean-Jacques Lecercle, Claude Serfati ou Jean-Marc Rouillan. Cet impératif de transmission nous tient aussi à cœur.

En quoi PLE représente-t-il un rendez-vous tout à fait particulier dans l’ensemble des moments de rencontre et d’échanges de la gauche radicale francophone?

On pourrait répondre en prolongeant un peu la dernière réponse. Nombreux sont ceux et celles qui se retrouvent peu dans des cadres politiques formels, et par ailleurs le paysage radical français est extrêmement éclaté. L’importance de PLE, c’est de donner l’occasion à des maoïstes, des trotskistes, des anarchistes insurrectionnalistes, des autonomes, des antifas, des transféministes, des militant·e·s des quartiers populaires, des gramsciens, des syndicalistes enseignants, etc., de se rencontrer pour discuter d’enjeux moins clivants que les questions habituelles de la routine militante. Même s’il y a du débat théorique, on est moins sujet à l’invective et au repli sectaire quand on discute de la transition socialiste, du transhumanisme ou de la crise écologique, que de l’opportunité ou pas de participer à la prochaine manif de Mélenchon.

Au-delà de Penser l’émancipation, il y a une urgence à multiplier les espaces et leurs fonctions, que ce soit pour de la recherche pure (académique ou militante), ou pour des discussions à divers niveaux d’exigence ou d’abstraction théorique, pour renforcer les solidarités et les discussions au-delà des chapelles sectaires et en deçà des choix tactiques que chacun doit bien faire. C’est peut-être ce que Hal Draper avait en tête dans un texte célèbre quand il parlait de «centres politiques», comme espaces de politisation souples, inclusifs et polarisés entre l’action militante et le travail idéologique.

Propos recueillis pour solidaritéS par Jean Batou