En Arménie, une révolution pacifique et heureuse?

Le 8 mai, le Parlement arménien, sous la pression de la rue, a élu un nouveau Premier ministre, Nikol Pachinian. Vicken Cheterian, historien et spécialiste de la région, éclaire pour solidaritéS la situation au lendemain de cette Révolution de velours.


Nikol Pachinian (au 1er plan à droite) un mois avant son élection – Nikol Pachinian

En quelques mots, dans quel contexte économique et politique est intervenue la contestation menée par Pachinian?

Troisième président depuis l’indépendance de l’Arménie, de 2008 à 2018, Serge Sarkissian a échoué à améliorer la situation économique. Un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage officiel est de 17 % en 2017. Conséquence, les gens quittent le pays pour chercher du travail ailleurs. En 2017 seulement, 40 000 personnes ont émigré. Pour un petit pays comme l’Arménie, cette perte est énorme.

Dans le même temps, la situation politique était bloquée, la caste dominante incarnée par le Parti républicain avait monopolisé le pouvoir et ne permettait pas d’alternance politique. C’est la décision de la caste dominante de maintenir l’ancien président au pouvoir, maintenant camouflé en Premier ministre, qui a déclenché le mouvement de protestation.

Qui sont les responsables politiques actuellement au pouvoir? Quelle est leur responsabilité dans la situation du pays?

Les responsables politiques actuels sont un mélange de leaders du mouvement Karabagh [voir encadré] et d’oligarques devenus riches grâce à la privatisation massive des avoirs soviétiques pendant les années 1990. Le monopole de l’espace politique est conditionné par leur monopole sur l’économie. Leur manière de gagner une plus-value est low-tech, leur business model est très primitif: exporter des matières premières, importer des produits de consommation et fuir les impôts. Cette classe politique ne pouvait pas produire des solutions aux problèmes d’un pays de type postsoviétique.

Face à eux, Pachinian est présenté comme le «candidat du peuple». Qu’en est-il? Quel est son positionnement politique et peut-on l’inscrire dans un clivage gauche/droite?

Pachinian a été des années durant un militant de l’opposition, contre la politique illégale de monopolisation du pouvoir, et contre la corruption de l’oligarchie. Sa réussite réside dans sa foi en la démocratie. Il était l’une des rares personnes croyant qu’il était possible de renverser le pouvoir autocratique si le peuple exprimait clairement sa volonté, quand tout le monde comptait sur la passivité des gens.

Concernant le fonctionnement des institutions politiques, je dirais donc qu’il est résolument de gauche. Sur le plan économique, il est contre les monopoles des oligarques, mais il est de tradition libérale. Or je pense que l’Arménie – comme les autres pays postsoviétiques – après un quart de siècle de politique procapitaliste, a besoin de l’intervention de l’Etat dans l’économie avec des projets de développement. Pachinian et son équipe vont-ils réussir à défaire l’oligarchie, libérer le potentiel du marché capitaliste pour développer les atouts de l’économie du pays (informatique, chimie, machines de précision, etc.) et en même temps à développer des secteurs et des régions délaissés? Cela reste à voir.

Quelles sont les chances de Pachinian de faire bouger les choses? Dispose-t-il d’une marge de manœuvre suffisante face au Parti républicain?

Le Parti républicain demeure majoritaire au Parlement. La première tâche de Pachinian reste d’organiser des élections qui refléteront la nouvelle donne, la réalité des forces qui ont émergé de la Révolution de velours. L’autre problème, c’est que pendant la période de mobilisation de masse, Pachinian a trouvé le soutien du parti de Gaguik Dzaroukian, un oligarque notoire. Or Pachinian a promis de composer un gouvernement sans les oligarques.

Quel rôle pourraient jouer les voisins de l’Arménie? La Russie, mais peut-être aussi, indirectement, l’Azerbaïdjan?

La Russie a adopté une posture neutre pendant la Révolution de velours en Arménie. Peut-être Moscou a-t-il appris de ses échecs en Ukraine? Comme la Turquie maintient son blocus, l’Arménie ne dispose pas d’autre choix géopolitique que de garder l’alliance militaire et politique avec la Russie. En même temps, le nouveau pouvoir en Arménie représente le pire cauchemar du pouvoir russe: une révolution pacifique et populaire qui renverse l’ordre établi. Pachinian doit donc naviguer entre une alliance stratégique et une répulsion culturelle avec ses partenaires russes. En ce qui concerne l’Azerbaïdjan, l’écart entre la dynastie Aliev et les dirigeants révolutionnaires d’Arménie est plus grande que jamais.

Propos recueillis par Guy Rouge


Le Haut-Karabagh

En 1920, l’Union soviétique intègre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Les Bolcheviks décident de rattacher le Haut-Karabagh, région dont la population est pourtant à 94 % arménienne, à l’Azerbaïdjan.

Après 70 ans de calme relatif, en 1988, le contexte de la Perestroïka ranime les velléités d’indépendance. En dépit d’une répression sanglante par le pouvoir azerbaïdjanais, des leaders émergent et forment le Comité Karabagh.

Une guerre éclate lors de l’implosion de l’URSS et, en septembre 1991, la République du Haut-Karabagh proclame son indépendance. Malgré le cessez-le-feu en vigueur depuis mai 1994, des affrontements meurtriers éclatent régulièrement le long de la frontière avec l’Azerbaïdjan.

Pachinian, dès le lendemain de son élection, s’est rendu au Haut-Karabagh. Il y a défendu le droit de la population de la république à l’autodétermination. GR