«L'ordre règne à Berlin»

Le 15 janvier 1919, la révolutionnaire Rosa Luxemburg était assassinée avec Karl Liebknecht et des centaines de travailleuses et travailleurs par les corps francs d’extrême droite, mis sur pied par le gouvernement Ebert-Scheidemann et son ministre de la Guerre, Gustav Noske. En hommage à Luxemburg, nous publions son dernier article, paru le 14 janvier 1919 dans l’organe du jeune Parti communiste d’Allemagne, Die Rote Fahne.


Rosa Luxemburg à Stuttgart en 1907.

«L’ordre règne à Varsovie», «l’ordre règne à Paris», «l’ordre règne à Berlin». Tous les demi-siècles, les gardiens de «l’ordre» lancent ainsi dans un des foyers de la lutte mondiale leurs bulletins de victoire. Et ces «vainqueurs» qui exultent ne s’aperçoivent pas qu’un «ordre», qui a besoin d’être maintenu périodiquement par de sanglantes hécatombes, va inéluctablement à sa perte.

Cette «Semaine spartakiste» de Berlin, que nous a-t-elle apporté, que nous enseigne-t-elle? Au cœur de la mêlée, au milieu des clameurs de triomphe de la contre-révolution, les prolétaires révolutionnaires doivent déjà faire le bilan des événements, les mesurer, eux et leurs résultats, au grand étalon de l’histoire. La révolution n’a pas de temps à perdre, elle poursuit sa marche en avant – par-dessus les tombes encore ouvertes, par-delà les «victoires» et les «défaites» – vers ses objectifs grandioses. Et le premier devoir de ceux qui luttent pour le socialisme internationaliste, c’est d’étudier avec lucidité sa marche et ses lignes de force.

Pouvait-on s’attendre, dans le présent affrontement, à une victoire décisive du prolétariat révolutionnaire, pouvait-on escompter la chute des Ebert-Scheidemann et l’instauration de la dictature socialiste? Certainement pas, si l’on fait entrer en ligne de compte tous les éléments qui décident de la réponse. Il suffit de mettre le doigt sur ce qui est à l’heure actuelle la plaie de la révolution: le manque de maturité politique de la masse des soldats qui continuent de se laisser abuser par leurs officiers et utiliser à des fins contre-révolutionnaires est à lui seul la preuve que, dans ce choc-ci, une victoire durable de la révolution n’était pas possible. D’autre part, ce manque de maturité n’est lui-même que le symptôme du manque général de maturité de la révolution allemande.

Les campagnes, d’où est issu un fort pourcentage de la masse des soldats, continuent de n’être à peu près pas touchées par la révolution. Jusqu’ici, Berlin est à peu près isolé du reste du Reich. Certes en province, les foyers révolutionnaires – en Rhénanie, sur la côte de la mer du Nord, dans le Brunswick, la Saxe, le Wurtemberg – sont corps et âme aux côtés du prolétariat berlinois. Mais ce qui fait défaut, c’est la coordination de la marche en avant, l’action commune qui donnerait aux coups de boutoir et aux ripostes de la classe ouvrière berlinoise une tout autre efficacité. Ensuite – et c’est de cette cause plus profonde que proviennent ces imperfections politiques – les luttes économiques, ce volcan qui alimente sans cesse la lutte de classe révolutionnaire, ces luttes économiques n’en sont encore qu’à leur stade initial.

Il en résulte que, dans la phase actuelle, on ne pouvait encore escompter de victoire définitive, de victoire durable. […]

Dès que le problème fondamental d’une révolution a été clairement posé – et dans celle-ci c’est le renversement du gouvernement Ebert-Scheidemann, premier obstacle à la victoire du socialisme –, alors ce problème ne cesse de resurgir dans toute son actualité, et, avec la fatalité d’une loi naturelle, chaque épisode de la lutte le fait apparaître dans toute son ampleur, si peu préparée à le résoudre que soit la révolution, si peu propice que soit la situation.

«À bas Ebert-Scheidemann!» Ce mot d’ordre jaillit immanquablement à chaque nouvelle crise révolutionnaire ; c’est la formule qui, seule, épuise tous les conflits partiels et qui, par sa logique interne, qu’on le veuille ou non, pousse n’importe quel épisode de la lutte jusqu’à ses conséquences extrêmes.

De cette contradiction entre la tâche qui s’impose et l’absence, à l’étape actuelle de la révolution, des conditions préalables permettant de la résoudre, il résulte que les luttes se terminent par une défaite formelle. Mais la révolution est la seule forme de «guerre» – c’est encore une des lois de son développement – où la victoire finale ne saurait être obtenue que par une série de «défaites».

Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes et du socialisme? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est achevée par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre. Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées de juin 1848. La Commune de Paris, enfin, a connu une terrible défaite. La route du socialisme – à considérer les luttes révolutionnaires – est pavée de défaites.

Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces «défaites», où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent? Aujourd’hui que nous sommes tout juste parvenus à la veille du combat final de la lutte prolétarienne, nous sommes campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à une seule d’entre elles, car de chacune nous tirons une portion de notre force, une partie de notre lucidité.

Les combats révolutionnaires sont à l’opposé des luttes parlementaires. En Allemagne, pendant quatre décennies, nous n’avons connu sur le plan parlementaire que des «victoires» ; nous volions littéralement de victoire en victoire. Et quel a été le résultat lors de la grande épreuve historique du 4 août 1914? Une défaite morale et politique écrasante, un effondrement inouï, une banqueroute sans exemple. Les révolutions par contre ne nous ont jusqu’ici apporté que défaites, mais ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale.

À une condition, il est vrai! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite. Résulte-t-elle du fait que l’énergie des masses est venue se briser contre la barrière des conditions historiques qui n’avaient pas atteint une maturité suffisante, ou bien est-elle imputable aux demi-mesures, à l’irrésolution, à la faiblesse interne qui ont paralysé l’action révolutionnaire?

Pour chacune de ces deux éventualités, nous disposons d’exemples classiques: la révolution française de février, la révolution allemande de mars. L’action héroïque du prolétariat parisien, en 1848, est la source vive où tout le prolétariat international puise son énergie. Par contre, les navrantes petitesses de la révolution allemande de mars sont comme un boulet qui freine toute l’évolution de l’Allemagne moderne. Elles se sont répercutées – à travers l’histoire particulière de la social-démocratie allemande – jusque dans les événements les plus récents de la révolution allemande, jusque dans la crise que nous venons de vivre.

À la lumière de cette question historique, comment juger la défaite de ce qu’on appelle la «semaine spartakiste»? Provient-elle de l’impétuosité de l’énergie révolutionnaire et de l’insuffisante maturité de la situation, ou de la faiblesse de l’action menée?

De l’une et de l’autre! Le double caractère de cette crise, la contradiction entre la manifestation vigoureuse, résolue, offensive des masses berlinoises et l’irrésolution, les hésitations, les atermoiements de la direction, telles sont les caractéristiques de ce dernier épisode.

La direction a été défaillante. Mais on peut et on doit instaurer une direction nouvelle, une direction qui émane des masses et que les masses choisissent. Les masses constituent l’élément décisif, le roc sur lequel on bâtira la victoire finale de la révolution.

Les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette «défaite» un maillon dans la série des défaites historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite.

«L’ordre règne à Berlin!» sbires stupides! Votre «ordre» est bâti sur le sable. Dès demain, la révolution «se dressera de nouveau avec fracas» proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi.

J’étais, je suis, je serai!

Source: Stefanie Prezioso, Contre la guerre 14 – 18. Résistances mondiales et révolution sociale, Paris, La Dispute, 2017, p. 387 – 393.


Qui est Rosa Luxemburg?

Rosa Luxemburg (1871 – 1919) étudie l’économie, les mathématiques et la zoologie à l’Université de Zurich. Elle est l’une des fondatrices du Parti social-démocrate de Pologne et s’oppose à l’autodétermination de la Pologne. Collaboratrice régulière de la revue théorique fondée par Kautsky, Die Neue Zeit, et membre du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), elle conduit une bataille intense au sein des instances nationales et internationales du parti contre le militarisme et l’impérialisme.

Au congrès de Stuttgart en 1907, elle fait adopter une résolution contre le colonialisme et la guerre. En 1913, elle publie L’Accumulation du capital. Elle condamne en 1914 le ralliement des socialistes à l’Union sacrée.

Arrêtée en février 1915 pour propagande antimilitariste, elle est emprisonnée pour un an et écrit La Crise de la social-démocratie, diffusé illégalement en 1916 sous le pseudonyme de Junius. Elle est arrêtée à nouveau en juillet 1916. À sa libération, elle participe à la fondation du Parti communiste d’Allemagne (KPD) et soutient le mouvement des conseils. Le 15 janvier 1919, elle est arrêtée lors de la semaine sanglante avec Karl Liebknecht. Tous deux sont assassiné·e·s. SP