Mobilisation en temps de pandémie
Retour sur la grève générale de 1918
En 1918, la Suisse a vécu des mobilisations sociales importantes, alors que sévissait une épidémie ravageuse. Pour mieux comprendre, nous nous sommes entretenus avec Sébastien Guex, spécialiste d’histoire économique et sociale de la Suisse au 20e siècle.
Peux-tu nous rappeler ce que furent les mobilisations sociales en Suisse en 1918 ? En novembre 1918, se déclenche une grève générale. Environ 250 000 salarié·e·s en Suisse y participent, soit 25 % de la main d’œuvre. La grève générale va durer trois jours (une semaine entière à Zurich). Elle est l’expression de la force des organisations du mouvement ouvrier et débouche sur d’importantes conquêtes sociales. Par exemple, les salaires sont augmentés massivement, de 30 à 40 %. De grandes manifestations ont eu lieu mais ce ne sont pas elles qui ont paralysé l’appareil économique suisse. C’est la grève. Et c’est ça qui fait mal au patronat.
Comment l’épidémie de grippe se manifeste lors des évènements de 1918 ? Un des principaux facteurs de propagation de la grippe espagnole est la mobilisation d’environ 100 000 soldats – environ 40 % de l’armée ! – pour mater la grève. Une bonne partie des victimes sont de jeunes soldats mobilisés. 3000 à 4000 d’entre eux meurent de la grippe. La gauche a beau avertir qu’il est criminel de mobiliser l’armée au moment où on atteint le pic de l’épidémie, rien n’y fait.
Mais il faut faire attention avec les comparaisons. On peut vite tomber dans l’anachronisme. La situation de 1918 n’a rien à voir avec la situation actuelle. On est à la fin d’une guerre mondiale qui a provoqué des millions de mort·e·s, des mutilé·e·s, des invalides, des traumatisé·e·s. En Suisse la malnutrition atteint des niveaux inimaginables aujourd’hui. Près d’un million de personnes – pas loin d’un quart de la population – dépendent du recours à l’assistance publique, de la soupe populaire, pour survivre. Le rapport à la mort est donc très différent et les gens ont bien d’autres soucis en plus du virus.
Pas de comparaison abusive, d’accord, mais que retenir de 1918 pour aujourd’hui ? On voit que se mobiliser aujourd’hui ne serait pas contradictoire avec la pandémie. Le problème actuel, ce ne sont pas les mesures d’interdiction de rassemblement mais la faiblesse du mouvement ouvrier, qui n’a plus du tout des capacités d’organisation et de mobilisation à la hauteur des problèmes auxquels les classes populaires font face. S’il était capable de déclencher une grève générale, cela ne contreviendrait pas à l’interdiction de rassemblement.
Une telle grève serait même bénéfique pour la santé de la population car plus personne n’irait travailler sur les chantiers ou dans les fabriques. Seuls les services essentiels devraient fonctionner. Et ça serait un excellent moyen pour enrayer le Covid-19 mais surtout pour repenser l’organisation de nos sociétés sur d’autres bases, celles qui correspondent aux vrais besoins de la très grande majorité de la population
Sur quelles bases exactement et avec quelles revendications ? Cette crise nous oblige à hiérarchiser les priorités. Il faudrait commencer par exiger que tout ce qui relève de la santé publique soit pleinement public. Les hôpitaux, évidemment, mais aussi toute l’industrie pharmaceutique. Une grève générale serait nécessaire pour dire que la santé est trop importante pour être laissée au privé.
Que penses-tu des mesures de déconfinement du Conseil fédéral prises au nom de l’intérêt économique ? Il n’y a pas d’intérêt économique dans l’abstrait. L’économie, ça va des besoins sociaux aux besoins de faire des profits. Le Conseil fédéral a choisi les seconds. Sa priorité est de sauver les entreprises privées pour qu’elles puissent continuer d’être en état de faire du profit. En Suisse, cette logique va tellement loin que, dans l’énorme secteur de la construction, aucune mesure de protection des travailleurs·euses n’a été prise.
Ce qu’il faudrait, c’est une réorientation radicale de l’économie en fonction des besoins sociaux et environnementaux. Cela permettrait d’éviter la très profonde crise économique qui va se déchaîner. Mais cela nécessiterait de rompre avec la logique irrationnelle et mortifère du capitalisme.
Propos recueillis par Isabelle Lucas