Es Ley!

Un pas pour l’Argentine, deux pas pour l’Amérique Latine

L’année 2020 s’est clôturée par une victoire de la vague verte, initiée en Argentine, puis largement répandue au-delà de ses frontières en un mouvement transnational. Le droit à l’avortement a été obtenu après quinze années d’une campagne menée par l’un des mouvements féministes les plus massifs et actifs du monde.

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Rassemblement devant le parlement, Buenos Aires, 30 décembre 2020

Le 30 décembre 2020, l’Argentine est venue s’ajouter à la courte liste des pays d’Amérique Latine où l’interruption volontaire de grossesse (IVG) peut être pratiquée légalement. La précédente loi datait de 1921 et ne reconnaissait ce droit que lorsque la grossesse était le fruit d’un viol ou représentait un danger pour la santé de la mère. Cette législation, largement répandue sur le continent latino-américain, mène un nombre impressionnant de femme·x·s à pratiquer des avortements clandestins (4,5 millions en 2015, qui entraînent entre 5000 et 10 000 décès par an). Cette situation a mené à la création de nombreux réseaux féministes d’accompagnement des personnes désirant avorter, mais aussi à un nombre grandissant de collectifs visant à lutter pour la légalisation d’un avortement libre, sûr et gratuit.

Un combat féministe contre l’Église et l’État

La revendication de légalisation de l’avortement est portée pour la première fois au Congrès argentin en 2007. Son échec sera le déclencheur d’une campagne permanente, menée par un front féministe large et croissant. La force de ce mouvement, dans une région où l’Église catholique détient un fort pouvoir politico-économique, est remarquable. Les activistes argentines ont réussi à créer un consensus conséquent auprès de la population concernant l’avortement, tout en faisant émerger une conscience collective féministe sans précédent dans le pays.

Lorsqu’en 2018, la légalisation de l’IVG est à nouveau refusée par le Sénat, le mouvement féministe argentin s’engage à intensifier sa mobilisation. Une campagne de réseautage national se met en place et les modalités d’actions sont décuplées. Cette étincelle met le feu aux poudres des mobilisations féministes latentes des pays voisins et provoque un raz de marée vert et violet transfrontalier. Le mouchoir vert devient un code universel de revendication à l’autodétermination, mais aussi un symbole de solidarité féministe internationale.
La reconnaissance transfrontalière du mouvement et l’ampleur des mobilisations dans les principales villes argentines contraignent le gouvernement à inscrire cette question à l’agenda. Le président Alberto Fernández avait promis lors de sa campagne de faire de la légalisation de l’avortement la principale victoire de son mandat. Douce ironie lorsque l’on sait que son bras droit, la vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner, s’était positionnée contre la légalisation de l’avortement lors de son propre mandat présidentiel en 2011. Désormais à la tête du Sénat argentin, elle avoue s’être trompée et est revenue sur sa position.

La récupération politique du mouvement féministe et sa social-démocratisation sont ici à flairer. Le financement titanesque de la médiatisation à large échelle du débat parlementaire du 30 décembre, pouvant être visionné sur pas moins de six écrans géants à Buenos Aires, témoigne d’une forte volonté d’apparenter le gouvernement à un allié du mouvement féministe, permettant l’aboutissement de ses revendications. Or, ce dernier n’est pas dupe des stratégies récupératives et ne considère ces victoires institutionnelles que comme une étape et non une fin en soi.

Pour une révolution féministe, décoloniale et communautaire

Les inégalités et la pauvreté, fruits du système néolibéral, les politiques d’exclusion et la corruption des institutions ont pour effet commun de faire des femmes et des membres des communautés LGBTQIA+ les personnes les plus précaires. Les vécus et expériences qui en découlent inscrivent les mouvements féministes latino-américains dans une perspective décoloniale et communautaire, au sein de laquelle le combat pour la libération des corps, au sens physique et politique, est central. Articuler la lutte féministe autour du corps, la concrétiser sur des objets tels que l’avortement ou la lutte contre les violences, a permis de rassembler de nombreux mouvements féministes d’idéologies pourtant distinctes.

Les féministes latino-américaine·x·s n’ont pas un d’agenda politique unique. Leurs mouvements sont pluriels et leurs compositions diverses. Cependant, cette nouvelle vague féministe se construit unanimement contre la violence d’État. Leurs revendications s’articulent de manière unie contre un État néolibéral qui condense les oppressions de classe, patriarcales, racistes, néocoloniales et cis-hétéro-normatives. Les objectifs d’un tel féminisme dépassent les objectifs traditionnels d’un féminisme blanc occidental et institutionnel, cantonné à l’exigence de droits civiques et à une égalité formelle. La légalisation de l’avortement en Argentine est une victoire d’étape, motrice d’un processus révolutionnaire bien plus large, à l’œuvre dans tout le continent.

Ces mouvements ont démontré une capacité mobilisatrice hors du commun au cours de ces dernières années. En Argentine, au Chili, au Mexique, en Équateur, en Colombie, nous assistons à une régénération de la lutte collective, au sein de laquelle les mouvements féministes jouent un rôle essentiel. Dans une Amérique latine dévastée par le néolibéralisme, les femme·x·s – dans leur diversité et leur pluralité – sont en première ligne dans un combat pour la dignité, pour la justice sociale et pour les 99 %.

Clara Almeida Lozar