Une vie révolutionnaire en noir et blanc

La récente bande dessinée de l’autrice coréenne Keum Suk Gendry-Kim ne passe pas inaperçue. Cette adaptation biographique trace les contours de la courte mais intense existence de la militante révolutionnaire Alexandra Petrovna Kim.

Alexandra Kim la sibérienne extrait

Alexandra Petrovna Kim naît sous le nom Kim Aerim en 1885, dans un village de Sibérie orientale fondé par des immigré·e·s coréen·ne·s. La première immigration coréenne (documentée) en Russie remonte à 1863. À cette époque en Corée, les paysan·ne·s sont exploité·e·s par la dynastie Chosun et plusieurs famines se succèdent. Lorsque le bruit court qu’en Russie, il est possible de recevoir des terres et d’acquérir, à terme, la nationalité russe, cela encourage un nombre croissant de familles à risquer la fuite, malgré la menace de peine de mort, réservée aux déserteur·rice·s du Royaume. Le père d’Alexandra quitte son village natal du nord de la Corée en 1869, comme plus de 6500 autres Coréen·ne·s la même année. Il séjourne d’abord en Chine, y apprend la langue et travaille comme agriculteur. Il se rend ensuite en Russie, apprend le russe et devient de plus en plus sollicité pour du travail d’interprétariat.

Parmi les ouvriers·ères

En 1896, sur ordre du gouvernement russe, il est envoyé comme interprète sur les chantiers du célèbre Transsibérien. Veuf depuis plusieurs années, Kim Du Suh, devenu Kim Piotr, part à la rencontre des ouvriers du chemin de fer, avec sa fille Alexandra Kim âgée alors de 10 ans. Durant 5 ans, elle l’accompagne dans sa lutte pour les droits des travailleur·euse·s, ayant pu constater leurs conditions de vie désastreuses et le racisme dont ses camarades coréen·ne·s et chinois·e·s sont victimes.

Féministe bolchevique

En 1902, Kim Piotr décède de la fièvre et confie sa fille à un ami polonais qui la mariera plus tard à son propre fils. Alexandra fréquente une école réservée exclusivement aux jeunes femmes à Vladivostok. Comme son père, elle parle couramment le coréen, le chinois et le russe. Puis elle s’ouvre aux idées socialistes comme beaucoup de jeunes Russes, Chinois·e·s et Coréen·ne·s de l’époque. L’empire japonais entame son expansion coloniale et occupe la Corée depuis huit ans déjà.

À 21 ans, elle rejoint le syndicat des travailleurs·euses ferroviaires à Vladivostok et se passionne pour les auteur·rice·s socialistes comme Nikolaï Tchernychevski. Victime des violences de son mari alcoolique, elle s’enfuit en emmenant son fils. Interprète en Oural, elle organise un syndicat et une grève au péril de sa vie, sans l’aide du Parti ouvrier. Ses actions de lutte l’amènent à être intégrée au parti en 1916 et à se faire confier une mission par Lénine : organiser le Comité populaire d’Extrême-Orient depuis Khabarovsk, afin de renforcer les soviets de la Sibérie orientale. Elle y crée le premier parti socialiste coréen.

Victime de la contre-révolution

En 1918, l’armée blanche se dirigeant vers Khabarovsk, les bolchéviques sont contraint·e·s de fuir. Cachée dans un navire qui se fait intercepter par l’armée blanche, Alexandra Kim est découverte et subit la torture. Elle résiste pourtant et ne livre pas ses camarades. Devant le tribunal, elle refuse de renier ses actes et défend l’implication des immigré·e·s coréen·ne·s au parti bolchévique : « Ils savaient que la défense du pouvoir soviétique conduirait à la libération du peuple coréen. » Un juge lui propose alors, comme ultime recours qui lui rendrait sa liberté, de se repentir de ses crimes en tant que femme. Elle réplique : « C’est non seulement moi que vous insultez mais toutes les femmes également […] Je prédis que dans quelques années, en Extrême-Orient, en Chine et partout dans le monde, les femmes rejoindront le mouvement révolutionnaire socialiste aux côté des hommes […] admettre avoir commis des crimes en tant que femme, c’est trahir la révolution prolétarienne et les femmes dans le monde. » Alexandra Kim est exécutée le 16 septembre 1918, à l’âge de 33 ans.

L’histoire d’Alexandra Kim et de son dévouement à la révolution prolétarienne, déjà passionnante et exemplaire, se voit sublimée par le pinceau sobre de Keum Suk Gendry Kim. L’origine du projet de la bande dessinée émane de la ville de Seongnam (Corée du Sud), qui a financé une collection de portraits de résistant·e·s coréen·ne·s à l’occupation japonaise dans la première moitié du 20e siècle. Une belle initiative qui détonne en Corée du Sud où le communisme est particulièrement mal vu. Dans une interview, l’autrice affirme également son admiration pour ce personnage historique et l’importance des luttes, passées et actuelles, pour les droits des femmes et des travailleur·euse·s.

Valentine Loup

Alexandra Kim la sibérienne, couvertureKeum Suk Gendry Kim, d’après le roman de Jung Cheol-Hoon, Alexandra Kim la Sibérienne
Cambourakis, novembre 2020