En finir avec l’impunité des multinationales
Miguel Urbán Crespo, eurodéputé du groupe de la Gauche au Parlement européen (GUE-NGL) et membre d’Anticapitalistas, était présent à Genève en octobre pour participer aux négociations, dans le cadre des Nations Unies, relatives à un traité contraignant sur les entreprises multinationales et les droits humains. Entretien à l’occasion du 10e anniversaire du processus.
Qu’est-ce que ce traité contraignant et à quelle étape se trouve-t-il actuellement ?
Le traité contraignant concerne le processus ouvert en 2014 par la résolution 26/09 approuvée par le Conseil des droits humains de l’ONU, stipulant qu’il a été décidé «d’établir un groupe de travail intergouvernemental à composition ouverte chargé, entre autres choses, d’élaborer un instrument juridiquement contraignant pour réguler les activités des entreprises multinationales et autres entreprises dans le droit international des droits humains». L’objectif de ce processus est d’obtenir une norme internationale approuvée par le maximum de pays obligeant les entreprises, et spécialement les multinationales, à respecter les droits humains.
L’ouverture de ce processus en 2014 fut un succès, fruit de décennies de luttes sociales et de pression politique, à un moment international très particulier, avec des alliés conjoncturels concrets comme le gouvernement équatorien alors en fonction. Cette année fut la 8e ronde de négociations, où j’ai participé avec les membres du réseau interparlementaire d’appui au traité contraignant, des espaces de confluence internationalistes d’organisations sociales et politiques travaillant à pousser ce processus dans la bonne direction.
Qui vous appuie et qui rend difficile la mise en route d’un tel instrument ?
Formellement, personne ne s’oppose au respect des droits humains. C’est le résultat d’une victoire sémantique – je dirais même hégémonique – des forces progressistes dans le monde entier. Mais cela fait aussi partie de l’hypocrisie régnante et de la capacité de cooptation et d’annulation permanente dont sont capables les élites dominantes. Nous avons pu entendre les grandes puissances et les lobbies économiques prononcer de belles paroles sur le respect des droits humains et la responsabilité des multinationales. Mais depuis des années, les mêmes milieux se chargent de torpiller le processus, en le ralentissant ou en le vidant de tout contenu réellement contraignant.
L’année passée, après des années d’absence, les États-Unis ont rejoint le processus, en le vidant totalement de contenu. L’Union européenne (UE) s’est mise de côté et ne respecte pas le mandat que lui a donné à maintes reprises le Parlement européen pour appuyer ces négociations : l’UE tente d’éliminer tout contenu contraignant et transformateur. Dans le Sud global, particulièrement en Afrique et dans une bonne partie de l’Amérique latine, nous continuons d’avoir des alliés importants. Mais rien ne s’obtiendra sans un mouvement social fort qui fasse pression de l’extérieur. Nous devons fuir les illusions institutionnelles. Dans les institutions, il n’y a pas de héros. Il n’y a pas non plus de gouvernements courageux par eux-mêmes. Il faut que les peuples organisés poussent à ce que les parlements et les Éxécutifs traduisent en lois les rapports de force en faveur des majorités sociales. Et cela se construit en ayant des pieds dans les institutions et bien plus de pieds dans les rues et les mouvements populaires.
Pourquoi un tel traité est-il important ?
Le mot-clé dans tout ce processus est impunité. L’impunité des entreprises multinationales lorsqu’elles exploitent et précarisent la main-d’œuvre, contaminent l’environnement, menacent et assassinent celles et ceux qui défendent le territoire ou se soustraient aux impôts. Les multinationales abusent, spolient et exploitent parce qu’elles se savent intouchables.
C’est pour cela que nous avons besoin d’un instrument international qui les contraigne, les poursuive et les châtie avec la même énergie par laquelle ces multinationales abusent de leur pouvoir, et qui donne réparation aux victimes, en assurant à celles-ci un accès universel à la justice. C’est-à-dire inverser la situation actuelle pour mettre les droits humains au-dessus de la loi du marché : mettre nos vies, nos droits et la planète au-dessus des bénéfices d’une poignée de multimillionnaires et de multinationales qui forment une minorité dangereuse.
Mais cette impunité s’alimente des mesures molles et du manque d’énergie. Les systèmes d’« autorégulation » impulsés par les entreprises ne fonctionnent pas. Ni avec Chevron, ni à Rana Plaza (au Bangladesh), ni à Brumadinho (au Brésil), ni avec les scandales fiscaux successifs que nous connaissons de manière récurrente. Les multinationales ne vont jamais s’autoréguler. Leurs abus de pouvoir impunis ne sont pas une erreur du système, mais relèvent de la nature propre du système capitaliste globalisé.
Si on ne les y contraint pas, les multinationales ne cesseront pas. Et ceux qui mettent des entraves à ce type d’instruments, soit en retardant et en bloquant le processus ou en le vidant de son contenu, sont ouvertement complices de ces violations des droits humains. Il faut choisir et prendre parti : avec les droits des majorités sociales ou avec les intérêts d’une minorité dangereuse. Rester dans l’expectative, c’est conforter le terrain de l’impunité corporative globale.
Mais dernièrement on parle beaucoup du « retour de l’État » comme acteur politique. Quel rôle joue dans le contexte actuel le pouvoir privé des entreprises ?
L’État n’est jamais parti. Le «néolibéralisme» est une tromperie, parce qu’il n’est ni nouveau, ni libéral. Les supposé·e·s néolibéraux·ales n’ont jamais exigé le retrait de l’État pour que l’initiative privée puisse se déployer librement sans entraves, c’est tout le contraire : le néolibéralisme réellement existant consiste en une prise d’assaut du pouvoir institutionnel par le pouvoir privé global pour mettre le public au service d’une minorité.
Pour le prétendu néolibéralisme, il n’y a pas de dichotomie entre le public et le privé comme dans la théorie libérale classique : ces deux sphères fonctionnent comme un binôme. Les institutions sont converties en agents de marchandisation pour ouvrir et développer de nouvelles niches de marché au bénéfice des entreprises.
L’éducation, la santé, les retraites, les services publics, l’énergie, y compris la vie ou le CO₂, tout est susceptible de se transformer en marchandise et de contribution à l’accumulation moderne par dépossession. Et les institutions publiques sont le brise-glace dans ce processus. L’UE ne tolère pas seulement l’évasion fiscale des multinationales et des multimillionnaires, mais son architecture économique et institutionnelle est dessinée pour l’alimenter.
L’Irlande, le Luxembourg, Malte ou les Pays-Bas sont des États membres de l’UE et des « cloaques fiscaux » (parce que les appeler « paradis » serait assumer la grammaire de la minorité qui trouve paradisiaques ces trous noirs).
Mais il est certain que, dans l’actuel désordre global, où les mécanismes multilatéraux dirigés par les anciennes puissances dominantes sont en crise, où émergent de nouvelles puissances qui forment un échiquier géopolitique plus multipolaire et où le néolibéralisme occidental globalisant est remis en question comme « direction politique » de la globalisation capitaliste régnante durant ces dernières décennies, nous voyons émerger des discours sur le supposé retour de l’État-nation.
Daniel Bensaïd disait qu’il se passe avec l’État la même chose qu’avec la question du pouvoir : sorti par la porte, il revient par la fenêtre. Parce qu’en réalité l’État n’est jamais parti. Que de nouveaux États émergents remettent en question la direction globale des États-Unis ou de l’Union européenne ne signifie pas que ceux-ci remettent en question leurs politiques. Même avec des nuances et quelques différences significatives, il y a sur le fond une dispute pour la direction politique de la globalisation, non sur son orientation.
Crise climatique, pandémie, crise économique, crise sanitaire… Quel rôle jouent les multinationales ?
Nous devrions parler d’une crise multidimensionnelle, où l’urgence climatique est sans aucun doute l’un des axes centraux et la pandémie a accéléré de nombreux processus qui se forgeaient déjà. Mais d’abord la pandémie et ensuite l’invasion russe de l’Ukraine ont fourni un prétexte pour appliquer une «doctrine du choc» dans le Nord. Depuis des mois nous voyons s’accélérer des processus et des dynamiques qui, sur le fond, se forgeaient depuis des années.
Aujourd’hui, nous parlons à peine de la pandémie. Ni de la spoliation qu’elle a signifiée. Les entreprises pharmaceutiques ont réalisé des bénéfices multimilliardaires en commercialisant les vaccins développés grâce à des fonds publics, achetés grâce à l’argent public, mais à des conditions draconiennes et sous des contrats opaques et abusifs. Tout cela pendant que les brevets continuent d’être privés et que la majorité de la population mondiale est exclue de la vaccination.
L’accès à la santé doit être un droit humain fondamental et les vaccins et les médicaments des biens publics de base. Et dans la fourniture des droits et des biens publics l’initiative privée ne peut pas participer parce que la logique du profit doit rester complètement en dehors de ce processus.
Mais nous voyons aujourd’hui comment les fonds de reconstruction – Next Generation de la Commission européenne pour l’UE et les projets de Team Europe pour le Sud global – pivotent sur les entreprises multinationales, qui reçoivent la majorité de l’argent public pour se reconvertir, se moderniser, se digitaliser et générer de « l’emploi vert ». À nouveau, le marché comme unique réponse aux failles structurelles du marché. Le néolibéralisme est la phase hégémonique du capitalisme. Raison pour laquelle il ressemble à un dogme de la foi.
Avec la supposée transition énergétique et le changement de modèle productif pour affronter la crise climatique, il se passe la même chose. Tant l’European Green Deal que les autres propositions préconisent toutes le greenwashing du pouvoir corporatif : repeindre en vert la production, le commerce et la consommation pour que tout change en apparence mais que rien ne change sur le fond.
Quelles conséquences aura la demande croissante de minéraux rares pour fabriquer les batteries de voitures électriques, en termes de pressions extractivistes, sur les territoires et populations du Sud global ? Comment lutter contre le changement climatique en signant de nouveaux accords commerciaux continuant à étendre le commerce international et la déforestation de l’Amazonie comme l’accord que négocie l’UE avec le Mercosur ? S’il était déjà difficile de mettre ces questions à l’agenda politique, la stratégie du choc de la guerre en Ukraine les a encore enterrées. Nous voyons déjà toute la priorité à l’agenda climatique européen ou les supposés engagements pour protéger les droits humains dans les chaînes de valeur globales.
Les forces anticapitalistes doivent mettre au cœur de l’agenda public la question du pouvoir corporatif, de ses abus et de son impunité, de la connivence institutionnelle, et démonter les mensonges du capitalisme vert ou la normalisation de l’exceptionnalité permanente dérivée de crises comme le changement climatique, la pandémie ou la guerre.
Les droits, les peuples, les personnes et la planète au centre. Et le pouvoir des entreprises et de leurs alliés en face. Il n’y a pas de lutte possible si nous ne commençons pas par bien identifier le champ de bataille.
Propos recueillis par Juan Tortosa
Traduction du castillan : Hans-Peter Renk