Que veut dire liberté ?

Dans Enfin libre, Lea Ypi observe minutieusement et avec beaucoup d’humour la mutation de l’Albanie d’une dictature en une économie de marché.

Photo de Lea Ypi enfant en Albanie
Lea Ypi avec ses parents, vers 1980.

«Je ne m’étais jamais interrogée sur le sens de la liberté jusqu’au jour où j’ai étreint Staline. » Ainsi s’ouvre le livre, où l’on suit Lea, 11 ans, qui fuit les manifestant·e·s scandant « Liberté, démocratie ! » pour se réfugier sous la statue de Staline. Les hooligans l’ont déjà décapité, et Lea cherche en vain ses yeux souriants. Sa maîtresse Nora les avait rassuré·e·s: Staline aimait autant les enfants qu’oncle Enver [Hoxha]. En 1990 à Tirana, la dernière génération ayant appris qu’elle vivait dans le pays le plus libre au monde, vient de perdre ses références. 

Le quotidien d’une enfant

C’est à travers les yeux de l’enfant Lea que, dans la première partie de ses mémoires, nous faisons connaissance avec l’Albanie des années 1980, avec ses réseaux bien établis d’entraide entre voisin·e·s et ses files énormes devant les magasins, où chacun·e amène un objet qu’il y laisse pendant qu’il·elle s’absente. Car l’attente peut durer plusieurs heures voire plusieurs jours. Les parents et la grand-mère de Lea se parlent en langage codé pour protéger les enfants. 

C’est en 1990 seulement, lorsque débute la deuxième partie du livre, que nous découvrons, avec la protagoniste, leur signification. Par exemple, dire qu’un parent a «terminé l’université» signifie qu’il a été libéré de prison. « Se désister » signifie se suicider. « Faire des études de relations internationales » signifie être emprisonné·e pour trahison. 

Dans son épilogue, Ypi explique qu’elle avait d’abord l’intention d’écrire un livre philosophique sur le chevauchement des idées de liberté dans les traditions libérales et socialistes. Mais qu’en se mettant à écrire, les idées étaient devenues des gens, des gens qui ont fait d’elle ce qu’elle est.

Nous découvrons son riche héritage et entourage. Son père représente un socialisme à visage humain et sa mère incarne une libérale économique sceptique qui devient une figure importante du principal parti d’opposition lors des élections de 1990. 

Son grand-père s’est battu pour le front populaire en France pendant les années 1930, alors que le père de ce dernier, Xhafer Ypi, était l’ancien premier ministre qui avait livré l’Albanie aux fascistes italiens. Ce n’est qu’en 1990 que Lea apprend que cette personne qu’il fallait mépriser à l’école était son arrière-grand-père. Sa grand-mère bien-aimée, Nini, vient d’une famille noble et place la dignité humaine au-dessus de tout. « D’abord la morale et après la bouffe » dit-elle. C’est à elle que le livre est dédié.

Proie du capitalisme sauvage

L’adolescence d’Ypi est marquée par l’arrivée d’élections multi-­partis et l’espoir d’un nouveau début. Un capitalisme sauvage fait irruption. Vincent, un Hollandais travaillant pour la Banque mondiale, conseille le gouvernement pour différents projets de privatisation ; il est un expert des sociétés en transition et les confond systématiquement, tellement il en a vu en tant que « citoyen du monde », comme il aime à s’appeler. Le premier surnom que les gens lui donnent est « le Crocodile », en référence à l’animal qui orne chacun de ses T-shirts et provoque les interprétations les plus diverses.

Un voisin se suicide, la meilleure copine d’Ypi disparaît – l’autrice apprendra plus tard qu’elle s’était enfuie en Italie, où son ami albanais l’avait livrée à la prostitution. En 1997, le pays plonge dans la guerre civile. La réalité kleptocratique a brisé les rêves de prospérité.

Après avoir terminé le gymnase, Ypi reçoit une bourse pour faire des études en Italie. Son père est outré quand elle annonce qu’elle veut étudier la philosophie. Pour lui, philosophie rime avec marxisme, et être marxiste signifie être stupide. Elle lui promet de lire tous les philosophes sauf Marx et s’en va. 

On tourne la page : Ypi raconte ce qu’elle enseigne à ses étudiant·e·s dans son cours sur Marx à la London School of Economics, où elle est professeure de philosophie politique depuis 2016. Le socialisme est surtout une théorie de la liberté humaine. « La liberté, écrit-elle, est non seulement sacrifiée quand d’autres nous disent quoi dire, où aller ou comment se comporter. Une société qui prétend donner aux gens la possibilité de se réaliser mais se révèle incapable de changer les structures qui permettraient à chacun·e de s’accomplir, est également oppressive. »

Ce livre est exceptionnel : il met en scène de manière captivante l’incarnation quotidienne de la liberté, et il en décrit le spectre et les limites de manière nuancée. 

Beatrice Schmid 

Les traductions des citations sont faites par l’autrice depuis la version anglaise du livre qui vient juste de paraître en français