La Suisse doit sortir du TCE !

Outre son nom alambiqué de Traité sur la Charte de l’énergie, le TCE est un véritable poison en matière de politique climatique. Conçu après l’effondrement de l’URSS et des « démocraties populaires » de l’Est européen, en pleine euphorie mondialisatrice, il devait assurer la sécurité énergétique des pays signataires. En réalité, il garantit surtout les investissements privés dans les énergies fossiles.

Action devant le Départment du commerce et de l’énergie anglais, Londres, 4 novembre 2022
Action devant le Départment du commerce et de l’énergie anglais, Londres, 4 novembre 2022

Au cœur du TCE, un mécanisme dit de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS), qui permet aux premiers de porter plainte contre les États lorsque les politiques publiques ne vont pas dans le sens souhaité par messieurs et mesdames les capitalistes. Cela s’appelle la protection des investissements et pèse concrètement sur les politiques, déjà timides, des États du continent eurasiatique. 

Créé en 1994 et entré en vigueur en 1998, le TCE est un « véritable vestige du siècle passé » selon le quotidien français Libération: alors que l’Union soviétique disparaît, l’Europe de l’Ouest tient à sécuriser son approvisionnement en pétrole et en gaz. Loin de toute préoccupation climatique. 

Lorsqu’en juin 2022, 76 scientifiques du climat s’adressent au président Macron et aux autres dirigeant·e·s européen·ne·s pour demander la sortie du TCE de l’Union européenne, ils évoquent ce jugement du GIEC dans son dernier rapport : « Un grand nombre d’accords bilatéraux et multilatéraux, dont le Traité sur la Charte de l’énergie de 1994, comportent des dispositions relatives à l’utilisation d’un système de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) conçu pour protéger les intérêts des investisseurs dans des projets énergétiques contre les politiques nationales qui pourraient conduire à l’abandon de leurs actifs. De nombreux spécialistes ont indiqué que l’ISDS pouvait être utilisé par les entreprises de combustibles fossiles pour bloquer les législations nationales visant à mettre fin à l’utilisation de leurs actifs ». (2022, chapitre 14, sur la collaboration internationale, p. 8.) 

Ce système de règlement, qui prévoit généralement un arbitrage par des tribunaux privés, se retrouve sous une forme ou une autre dans nombre de traités de libre-échange multilatéraux, comme le défunt TAFTA. Consacrant la primauté du Capital sur l’intérêt public ou général, ils doivent être rejetés sans appel. Même une organisation pourtant fort consensuelle comme la Swiss Youth for Climate, participante helvétique régulière aux différentes COP, a lancé une pétition pour demander que la Suisse sorte du TCE. C’est un petit premier pas que l’on peut signer en ligne sur le site de Campax.

Quelques exemples concrets de protection des investissements

En 2016, l’Italie met fin à l’exploration et à la production de pétrole et de gaz au large de ses côtes. Brandissant le TCE, la firme pétrolière britannique Rockhopper poursuit ce pays, puisqu’elle disposait d’une autorisation d’exploiter un gisement sous-marin dans la zone italienne. En septembre 2022, l’entreprise annonce recevoir un dédommagement de 180 millions d’euros de la part de l’État.

Même scénario en Espagne, pays ciblé par une cinquantaine de plaintes similaires. Aux Pays-Bas, le gouvernement annonce renoncer au charbon pour sa production d’électricité. Du coup, la société Uniper poursuit le pays, demandant une compensation financière à la suite de la fermeture de centrales au charbon. 

En France, c’est l’adaptation des prix du photovoltaïque qui a entraîné le dépôt d’une plainte par l’entreprise allemande Encavis AG et trois de ses filiales. En Slovénie, ce sont les restrictions apportées au recours aux techniques d’exploitation les plus néfastes qui sont à l’origine de dénonciations. 

La menace que représentent ces poursuites a déjà amené des pays à réduire l’ambition de leur politique climatique, comme l’ont concédé publiquement le Danemark et la Nouvelle-Zélande après la COP 26 à Glasgow.

Selon le rapport publié en 2018 par deux ONG, Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, « les gouvernements ont été sommés ou ont accepté de payer plus de 51,2 milliards de dollars US d’argent public en guise d’indemnités, ce qui équivaut environ aux investissements annuels nécessaires afin de fournir en énergie toutes les personnes de la planète qui en sont actuellement privées. Les affaires qui doivent encore être jugées dans le cadre du TCE s’élèvent au total à 35 milliards de dollars, une somme qui dépasse de loin le montant total annuel dont l’Afrique aurait besoin pour s’adapter au changement climatique.» 

Il faut noter que ces poursuites se font le plus souvent non pas à partir de pertes réelles, mais en fonction de bénéfices escomptés. Ce qui ouvre la porte à toutes les spéculations. Selon les deux organisations citées ci-dessus, voici comment cela a fonctionné en Espagne : « Le TCE est de plus en plus utilisé par des investisseurs spéculant sur les marchés financiers, tels que les sociétés d’investissement (gestion de portefeuille) et les sociétés de holding. Dans 88 pour cent des poursuites portant sur les coupes des programmes en faveur des énergies renouvelables en Espagne, le plaignant n’est pas une société travaillant dans le secteur des énergies renouvelables, mais un fonds de placement ou un autre type d’investisseur financier, souvent lié aux industries du charbon, du pétrole, du gaz et/ou de l’énergie nucléaire. Plusieurs fonds ont investi alors que l’Espagne était déjà en pleine période de crise économique et que certains changements des programmes de soutien avaient déjà été réalisés (changements qui, selon un argument développé ultérieurement par les fonds, ont réduit leurs attentes de profit). Certains investisseurs voient le TCE non seulement comme une police d’assurance, mais également comme une source supplémentaire de profit.»

S’agissant de l’Allemagne, l’entreprise suédoise Vattenfall a déposé deux plaintes à la suite de la décision gouvernementale de sortir du nucléaire : dans le premier cas, le montant de la compensation versée par Berlin à l’entreprise n’est pas connu ; dans le second cas, selon Alliance Sud, la compagnie suédoise a obtenu 1,721 milliard de dollars de dédommagement.

La situation est devenue tellement ubuesque, qui voit des entreprises privées décider du cadre des politiques publiques à la place des États, qu’un vent de révolte s’est levé. À la suite, entre autres, du dépôt d’une pétition signée par plus d’un million de citoyen·ne·s européen·ne·s, plusieurs États membres de l’Union européenne (UE) ont décidé de se retirer du Traité (Italie, Espagne, Pologne, Allemagne, Slovénie, Pays-Bas, France, Luxembourg, soit 70 % de la population européenne) et se sont abstenus lors d’un vote au Conseil de l’UE. Faute d’unanimité, la modernisation du TCE n’a pas pu être entérinée et la décision a été reportée à avril 2023.

Le Conseil fédéral : simplet ou Dormeur?

Tout ce tintouin européen n’a pas l’air d’avoir fondamentalement affecté le Conseil fédéral, qui, dans sa séance du 9 novembre 2022, a adopté la nouvelle version du TCE. Et avec les félicitations du jury, semble-t-il, puisqu’il juge qu’il s’agit « d’une base juridique internationale sûre et contraignante sur laquelle 53 États se sont entendus afin de protéger les investissements et de faciliter le flux de transit dans le secteur de l’énergie ». Avec un sens de l’euphémisme qui frôle la supercherie, il se félicite des dispositions relatives « à la durabilité dans les accords de protection des investissements ». Autrement dit, il applaudit vigoureusement le fait que les investissements bénéficient désormais d’une clause de survie, qui les rend valables encore vingt ans après la sortie du traité ! 

Mieux, il minimise les effets de la protection des investissements, puisque celle-ci « se limite aux investissements transfrontaliers en provenance et à destination de l’UE, de la Grande-Bretagne, du Japon, de la Turquie, de l’Azerbaïdjan, de l’Ukraine et de la Suisse ». Comme si le fait que l’entreprise qui porte plainte soit allemande plutôt que chinoise représentait un quelconque acquis. Et comme si les plaintes des entreprises contre les États n’étaient pas en majorité d’origine européenne!

En réalité, ce qui compte d’abord pour le Conseil fédéral, c’est la protection des investissements suisses à l’étranger. Dont on nous dit qu’ils vont principalement dans des centrales produisant de l’électricité à partir d’énergies renouvelables. Alors que la place financière suisse, Banque Nationale suisse y comprise, joue sans scrupule la carte des énergies fossiles…

On jugera l’inconscience climatique du gouvernement suisse en lui opposant cette évaluation du TCE modernisé par le Haut conseil pour le climat français, qui « parvient à la conclusion que le TCE, y compris dans une forme modernisée, n’est pas compatible avec le rythme de décarbonation du secteur de l’énergie et l’intensité des efforts de réduction d’émissions nécessaires pour le secteur à l’horizon 2030, comme rappelé par l’AIE et évalué par le GIEC ».

Sourd à toute exigence climatique, le Conseil fédéral a toutefois perçu que la débandade des signataires pouvait rendre ce Traité un peu riquiqui, d’autant plus que des poids lourds du commerce mondial et des énergies n’y ont pas souscrit (États-Unis, Chine, Norvège, Corée du Sud, Canada, États du Golfe, Inde, Australie entre autres).

Il a donc mandaté le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) de dresser un état des lieux qui doit aussi « permettre à la Suisse de décider, compte tenu du nouveau contexte politique, de maintenir son adhésion au traité ou de s’en retirer ». La décision finale appartiendra au parlement. Il faut donc tout faire pour amplifier la campagne pour la sortie de la Suisse du TCE !

Daniel Süri

Portrait de Charles Poncet

L’avocat genevois et membre de l’UDC Charles Poncet est l’un des défenseurs les plus actifs des multinationales contre les États dans le cadre du TCE. Son nom apparaît dans 6 arbitrages. Dans l’affaire qui opposait Yukos à la Russie, Charles Poncet a empoché 1 513 880 € d’honoraires.

Source : Corporate Europe Observatory et Transnational Institute, One treaty to rule them all, 2018.