L’analyse magistrale de l’installation du nazisme dans les esprits
Rédigé de début mai à septembre 1933, le texte de Karl Kraus Troisième nuit de Walpurgis analyse l’installation du nazisme dans les esprits. Le metteur en scène José Lillo interpréte ce texte sur scène. Entretien.

Qu’est-ce que Kraus, spectateur vigilant de la montée du fascisme et de la responsabilité des élites peut nous apprendre de la situation actuelle ?
Kraus n’a pas cessé de constater que les élites, qu’elles soient politiques, médiatiques, culturelles ou financières étaient largement prêtes à tout pour préserver leurs intérêts propres au détriment du reste de l’humanité et qu’il n’y avait pas de limites aux compromissions qu’elles étaient susceptibles de commettre, y compris dans les époques des abjections les plus insoutenables.
Kraus tient les médias pour les principaux responsables de la montée des fascismes en raison, notamment, de leur propension innée à rendre fréquentables des idées et des personnalités contre lesquelles ils devraient au contraire nous prévenir mais qu’ils s’appliquent grossièrement à humaniser, à la fois par absence de scrupules, par lâcheté, et par bêtise.
À l’instar de Musil, il considérait que la bêtise était un phénomène qui frappait spécifiquement les élites et pas du tout les humbles qui, à l’heure de vérité, dans leur souveraine simplicité, restaient spontanément fidèles aux principes élémentaires de la dignité humaine. À moins que les appareils de propagande ne leur tournent la tête. Ce contre quoi, selon Kraus, les médias, s’ils exerçaient réellement leur fonction, devraient immuniser.
Est-ce que cela fonctionne par ressemblance ou par différence ?
Cela fonctionne à l’identique mais dans des contextes différents. La ressemblance n’est pas un facteur suffisant pour appréhender les phénomènes dans ce qu’ils ont de spécifique, au contraire, elle tend à produire de confusion et paresse dans la perception et l’analyse de ce qui a lieu. Ce qui fonctionne à l’identique cependant, c’est la possibilité de tordre les faits par les commentaires, de porter atteinte à la réalité par l’instrumentalisation de la langue et de la logique, et donc de la pensée et de l’esprit, avec pour conséquence la possibilité du surgissement de l’horreur, toujours pour Kraus précédée par la maltraitance de la langue. D’un point de vue krausien, c’est le commentaire, le verbiage, qui porte la responsabilité des catastrophes lorsqu’elles adviennent.
Quelle serait la singularité de Kraus au sein du répertoire des œuvres antifascistes (on peut songer à Brecht) ?
Sa singularité est absolue. Il ne combat pas le fascisme à partir d’une position antifasciste de principe, c’est déjà un grand sujet de perplexité qui a sans doute contribué à la lacune que constitue ce qu’il faut bien appeler la non-réception de Troisième nuit de Walpurgis (TNW) dans l’espace francophone. Il n’en reste pas moins que pour qui l’a lu, TNW entre immédiatement au panthéon des œuvres indépassables sur le sujet.
À quoi contraint et que permet l’adaptation du texte, qui comprend plusieurs voix, à un seul en scène ?
Kraus conférait une sorte de dimension orale – et donc théâtrale – à tout ce qu’il écrivait, ce qui lui permettait d’en donner lecture à sa guise lors de ses fameuses conférences publiques où il excellait. La dimension d’une théâtralité possible, malgré sa langue labyrinthique, permettait de faire le pari de la scène comme lieu approprié de la restitution de la parole de Kraus en tant que témoin essentiel et incorruptible de son temps.
La contrainte principale, lors de l’élaboration de l’adaptation, était de parvenir à extraire de ce texte, extrêmement dense et poétique, ce qu’il a de plus immédiatement intelligible pour le porter à la connaissance du plus grand nombre sans pour autant en rompre la continuité et sans sacrifier à des facilités, ce qui aurait consisté en une trahison de l’acte langagier de Kraus, pour lui indissociable de la vie de l’esprit, ce que, précisément, le nazisme s’est efforcé, selon lui, d’anéantir.
Interpréter TNW contraint à endosser son témoignage et sa position de satiriste en lutte avec les évènements, non pas comme incarnation, mais comme possibilité de médiation entre la nature du désastre annoncé que Kraus s’efforce par tous les moyens possibles de signifier et le public, qui est placé dans une situation à son tour de témoin, non pas passif, mais actif, dans la mesure où son entendement est constamment sollicité et mis à l’épreuve. C’est ce que fait le texte lorsqu’on le lit et c’est ce que fait la scène lorsqu’il est joué.
Les voix multiples qui y figurent participent d’au moins quatre régimes distincts : la propagande nazie, le comportement de la presse et des élites, les remparts contre la barbarie que constituent pour lui les citations de Shakespeare, Goethe ou Nietzche, et le témoignage des victimes qu’il adjoint à son propre témoignage pour accomplir la mise-à-mort du nazisme par la langue. Aussi surprenant que soit la formule, c’est bien un acte de cette sorte qu’avec ce texte, il est par parvenu à accomplir.
Propos recueillis pour solidaritéS par Olivier Neveux, professeur à l’Université Lyon II
Troisième Nuit de Walpurgis
Du 31 janvier au 4 février
Scène Cæcilia, Genève