Cosmovisions

Un livre qui vient de paraître nous propose de «dé-regarder» l’imagerie spatiale, pour en saisir les aspects coloniaux. Entretien avec son auteur Joël Vacheron.

Première vue de la Terre depuis la lune
La toute première photographie de la Terre vue depuis la lune. Prise par la sonde Lunar Orbiter 1 le 23 août 1966. En fait, un assemblage de bandelettes transmises par signal radio puis assemblées.

Les fameuses images Earthrise et Blue Marble [«Lever de Terre» et «Bille bleue», prises lors de missions Apollo en 1968 et 1972] sont apparues dans une période où les premiers discours écologiques s’élaboraient. La diffusion de ces images a popularisé l’«effet de surplomb», un fort sentiment d’empathie avec la planète. Mais cette vision d’un système clos, auto­régulé, puis le développement des images satellitaires, a également entériné l’idée qu’une gestion technique allait pouvoir résoudre tous les problèmes auxquels l’humanité est confrontée – on parle aujourd’hui de technosolutionnisme.

En effet, dans les discours gouvernementaux qui défendent l’exploration spatiale ou dans les métaphores associées aux images, il y a beaucoup de références au colonialisme de peuplement, aux «grandes découvertes» et dans le cas étasunien, à la conquête de l’Ouest. 

Récemment, Trump a décrit les États-Unis comme une nation conquérante, constituée de pionniers qui ont bravé l’inconnu, et destinée à explorer sans relâche de nouvelles frontières. Quand on sait ce que cet imaginaire a produit comme crimes dans l’histoire, on ne peut que s’interroger sur sa persistance dans les récits liés à l’exploration spatiale. Pour l’anthropologue Niiyokamigaabaw Deondre Smiles ces références placent la destruction des populations amérindiennes au cœur du programme spatial étasunien.

Je décris par exemple le programme qui a permis de prendre les premières photographies de la terre depuis l’espace extra-­atmosphérique avec des appareils photos fixés sur des fusées V-2 nazies récupérées après la Seconde Guerre mondiale. Ces expériences ont eu lieu dans le désert du Nouveau-­Mexique, un territoire historiquement parcouru par les tribus Apache dont elles avaient été expulsées moins d’un siècle auparavant.

Je trouve que les critiques à ce coup marketing étaient souvent empreintes de misogynie. Mais dans le livre, j’évoque les images promotionnelles d’un concurrent de Bezos, l’entreprise Virgin Galactic. L’équipage de son deuxième vol était notamment composé de deux femmes noires qui ont gagné leur place grâce à un tirage au sort mis en place par un organisme qui vise à «étendre l’accès à l’espace à toute l’humanité». Un tokénisme qui vise à faire apparaître comme socialement responsable une entreprise dont le produit est plutôt destiné aux homme blancs riches… 

Cependant, les réactions négatives reçues par ce vol tiennent peut-être aussi au fait que ce genre d’expédition apparaît désormais comme un peu anachronique. La situation mondiale a brutalement changé en quelques mois et je pense qu’un même événement aurait été perçu comme très cool il y a peu. 

Ça fait un moment que je travaille sur ces questions et, même si cela a éclaté au grand jour récemment, les penchants totalitaires de Musk me sont apparus dès le début. D’ailleurs, je termine mon livre en faisant référence à Timnit Gebru et Émile P. Torres qui ont inventé la notion TESCREAL (l’acronyme de «transhumanisme, extropianisme, singularitarisme, cosmisme, rationalisme, altruisme efficace et long-termisme») pour parler de cette religion posthumaniste, et vaguement occulte, de la Silicon Valley. La finalité de cette idéologie est très violente, car elle nécessite d’opérer une sélection au sein de l’humanité sur qui aura accès aux technologies et à leurs arches de Noé en cas d’apocalypse. 

Ce qui est le plus inquiétant est que leurs propositions de sauvetage, leur business-model en somme, nécessitent au moins la menace d’une troisième guerre mondiale ou d’un effondrement écologique. Plus le spectre du chaos augmente, plus leurs visions techno-utopistes deviennent des solutions envisageables. 

Mais les choses peuvent changer assez vite. Par exemple, dans les années 1970, après les premiers succès du programme Apollo, le programme spatial étasunien n’avait plus du tout la cote. Le public s’en est désintéressé assez vite et le gouvernement avait donc plus de problème à justifier son financement. 

Mais face aux récits dominants que je décris dans cette recherche, j’essaie aussi de valoriser des imaginaires spatiaux alternatifs. Le musicien Sun Ra par exemple, a développé une conception symbolique l’exploration affranchie de la colonialité. 

Propos recueillis par Niels Wehrspann