Les abysses du capital
Depuis quelques années, les projets d’exploitation minière des fonds océaniques se multiplient. Si elle était amenée à se développer, cette pratique aurait de graves implications pour l’écosystème marin, le climat et par extension pour l’ensemble de la vie sur Terre.

Plusieurs sommets internationaux se sont récemment focalisés sur le problème de l’exploitation minière des fonds marins – ou deep sea mining (DSM). L’intérêt industriel pour les ressources des profondeurs océaniques est effectivement croissant, mais une grande partie du monde scientifique alerte sur les risques que celui-ci fait peser sur des écosystèmes très particuliers mais fondamentaux.
Importance climatique et écologique
Dès 200 mètres sous la surface, la lumière du soleil ne pénètre presque plus, induisant des conditions très particulières: obscurité totale, pressions extrêmes, températures très basses, etc. Cet «océan profond» est absolument immense, puisqu’il compose probablement plus de 90% du volume océanique total de la planète. Selon de récentes estimations, moins d’un quart de celui-ci est connu et cartographié.
Cette immensité confère à l’océan profond des fonctions fondamentales pour le système Terre. Sur le plan climatique, il assure l’absorption de larges quantités de gaz carbonique. C’est l’un des plus importants puits de carbone «naturels». L’océan profond contribue grandement à la régulation de la température atmosphérique. Les océans véhiculent de forts courants en profondeur qui assurent un équilibre thermique global.
Sur le plan écologique, des espèces endémiques peuplent les fonds océaniques – ces écosystèmes sont encore mal connus, mais des recherches montrent déjà leur importance pour l’ensemble de la biosphère. L’océan profond joue un rôle essentiel dans le cycle des nutriments: produits de la décomposition de la matière organique de l’ensemble des écosystèmes marins, les nutriments présents en profondeur remontent vers la surface par le brassage des eaux, où ils nourrissent le phytoplancton, base de toute la vie marine.
Ressources convoitées
En plus des nombreuses espèces vivantes qui le peuplent, l’océan profond recèle de nombreux minéraux, convoités par certaines multinationales qui voudraient les exploiter par DSM. Les convoitises concernent essentiellement les nodules polymétalliques, c’est-à-dire des petites roches arrondies, formées au fond des océans. Leur composition dépend de leur emplacement, mais comprend principalement du manganèse, du fer, du nickel, du cobalt et du cuivre – des métaux aux multiples usages industriels. Dans certaines zones océaniques, les nodules polymétalliques contiennent aussi des terres rares – un groupe de métaux aux propriétés spécifiques les rendant essentiels dans plusieurs secteurs de la production industrielle contemporaine (numérique, transition énergétique, aérospatial, etc.)
Les quantités potentiellement extractibles sont faramineuses: les estimations varient, mais les fonds océaniques compteraient plusieurs milliers de milliards de tonnes de nodules polymétalliques. Pour certains métaux critiques comme le nickel ou le cobalt, de tels stocks dépassent largement ceux connus sur l’espace terrestre. L’intérêt industriel est donc énorme, alors les projets d’exploitation minière des fonds marins se multiplient tandis que progressent les connaissances scientifiques sur l’océan profond.
L’enjeu du deep sea mining est aussi géopolitique, car certaines ressources critiques présentes dans les fonds océaniques – comme le cobalt ou les terres rares – sont aujourd’hui majoritairement extraites et/ou transformées sous contrôle d’entreprises chinoises, créant des situations de quasi-monopole sur les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Extraction compliquée mais rentable
L’exploitation minière des fonds océaniques est nettement plus compliquée que l’exploitation terrestre car elle se déroule à plusieurs kilomètres de profondeur, dans des conditions extrêmes de pression, de température et d’obscurité. Des technologies très sophistiquées et coûteuses sont alors nécessaires pour récupérer les nodules. Concrètement, il s’agit de «racler» les fonds océaniques avec un véhicule sous-marin, avant que le minerai ne soit transporté vers un bateau situé à la surface qui l’acheminera vers la terre ferme.
Les dégâts d’un tel dispositif technologique sur l’écosystème des profondeurs océaniques sont absolument désastreux, puisque cela revient à détruire le biosystème pratiquement sur toutes les zones ainsi exploitées, induisant de graves effets climatiques et écologiques pour l’ensemble de la planète. Depuis plusieurs années, scientifiques et activistes écologistes se mobilisent à l’échelle internationale pour pousser les États à interdire le deep sea mining.
Malgré son coût financier d’exploitation beaucoup plus important que son équivalent terrestre, l’activité minière sur le plancher océanique reste rentable pour le capital, tant les volumes extractibles sont importants et leurs débouchés variés. Dans cette course industrielle au pillage des abysses et de leurs ressources, le risque du franchissement d’une nouvelle frontière planétaire ne pèse pas lourd face à la recherche du profit.
Antoine Dubiau