La Ville de Genève célèbre l’action d’Aimée Stitelmann

La Ville de Genève célèbre l’action d’Aimée Stitelmann

Le 18 mai dernier, Aimée Stitelmann a reçu des autorités de la Ville de Genève la médaille «Genève reconnaissante». Nous publions ci-dessous l’allocution de Christian Ferrazino, Maire de Genève, prononcée à cette occasion. (réd)

Aimée Stitelmann était âgée de 16 ans à 20 ans, lorsque de 1941 à 1945, elle a fait passer de 15 à 20 enfants juifs de France en Suisse, sauvant ainsi leurs vies. Quand elle évoque ces faits, Aimée le fait toujours avec une totale simplicité. Ses parents lui avaient appris à être solidaire des personnes en difficulté. Elle avait la certitude qu’il fallait faire quelque chose. Et elle l’a fait avec un aplomb et un savoir-faire qui force l’admiration. Par exemple, lorsqu’elle conversait avec le contrôleur du train Annemasse – Les Eaux-Vives, en retenant la porte intérieure du wagon avec son dos alors que deux enfants étaient cachés derrière cette porte.

L’action et le courage d’Aimée s’inscrivent dans ce que les historiens définissent aujourd’hui comme la «résistance civile» au nazisme. Celle-ci regroupe une constellation de gestes, d’actions et de comportements dans la population (et non au niveau des autorités) dans le but de s’opposer au IIIème Reich.

Il est important en effet de mettre en évidence, à côté de la résistance armée, de type militaire, une image plus nuancée des différents engagements résistants au fascisme et au nazisme. Cela va de l’aide aux personnes persécutées, à la diffusion de tracts ou de brochures, au passage clandestin des frontières pour les matériaux les plus divers, au passage de clandestins et de membres de la résistance, à la transmission de renseignements, etc.

Toute cette résistance civile, accomplie de manière très dispersée et très variée, par des hommes et des femmes, le plus souvent très modestes aux plans économique et social, doit évidemment être comparée au comportement des autorités et des dirigeants économiques de la Suisse à l’époque.

Tout le processus de réexamen de l’histoire de la Suisse pendant la Deuxième guerre mondiale a bien montré ce qu’il en était de la collaboration économique et financière avec le IIIème Reich.

En ce qui concerne le refoulement des juifs à la frontière de notre pays, le Conseil fédéral lui-même a admis – ce sont des déclarations du Président de la Confédération, Monsieur Kaspar Villiger, en mai 1995 – que la Suisse devait s’excuser à ce sujet, tout en étant consciente qu’un tel manquement était en définitive inexcusable.

Il y a donc une extraordinaire opposition d’images entre celle donnée par les autorités, dont certains responsables et exécutants étaient souvent antisémites, et l’image des résistants civils, qui, comme Aimée Stitelmann, ont en quelque sorte sauvé l’honneur de notre pays.

L’opposition d’images s’accentue encore si l’on considère qu’Aimée Stitelmann, au même titre que de nombreux autres résistants suisses au fascisme et au nazisme, a été condamnée par un tribunal militaire à 20 jours d’arrêts de rigueur, dont 18 jours furent exécutés sous forme de détention préventive. Et ce jugement est intervenu le 11 juillet 1945, alors que la guerre avait pris fin, ce qui en dit long sur le déficit de lucidité des autorités suisses de l’époque. On peut d’ailleurs douter que ce déficit ait été comblé depuis lors, puisqu’il a fallu l’écoulement d’une période de près de 60 ans pour qu’Aimée Stitelmann soit réhabilitée par le Parlement fédéral.

Cela m’amène à examiner maintenant la question soulevée par Aimée elle-même: y a-t-il un sens à reconnaître 60 ans après un courage exceptionnel et à remercier une personne pour une action ancienne et oubliée pendant des dizaines d’années?

Pour ma part, je réponds oui avec fermeté et cela pour plusieurs raisons.

D’abord, ce sont les autorités, qui sont responsables de l’oubli. En reconnaissant et en remerciant Aimée Stitelmann, les autorités s’adressent implicitement une autocritique. Et cela me donne à considérer que le Parlement fédéral aurait pu finalement aller plus loin. Par exemple, il aurait pu ne pas se borner à réhabiliter discrètement Aimée; il aurait pu aussi lui adresser des excuses pour le traitement qui lui a été infligé à l’époque par la justice militaire. Pour vous donner une illustration de l’attitude des autorités à l’égard d’Aimée en 1945, je vous citerai un petit extrait du dossier judiciaire, soit une phrase due au capitaine Daniel Odier et destinée au Tribunal militaire: «La famille Stitelmann est très défavorablement connues de nos services et, à ce sujet, nous supposons qu’ils n’en sont pas à leur coup d’essai pour favoriser les passages de clandestins à la frontière.»

Le Parlement fédéral, en matière de réparation des injustices du passé, n’a fait qu’un petit bout de chemin. Il lui reste encore à réhabiliter d’autres catégories de personnes, résistantes au fascisme et au nazisme et condamnées par le tribunaux militaires suisses, notamment les combattants suisses républicains de la guerre d’Espagne et les participants suisses à la résistance française.

Les leçons de l’histoire sont des critères incontournables pour apprécier les priorités politiques d’aujourd’hui. Même, si cela se passe dans un autre contexte et sous des formes différentes, les fautes commises dans le passé se reproduisent largement aujourd’hui. La meilleure manière de ne pas le constater est évidemment d’occulter les événements du passé. Si l’on considère aujourd’hui l’exploitation politique xénophobe qui est faite au préjudice des requérants d’asile ou les préjugés raciaux diffusés à l’encontre des africains, des noirs, on ne peut éviter de s’en référer à la conception qui prévalait en Suisse, pendant la première moitié des années 1940, en relation avec la question des réfugiés et des juifs.

Cet enseignement de l’histoire est d’une importance primordiale pour la formation civique des jeunes d’aujourd’hui. Au moins, nous pouvons leur donner le modèle d’audace, de détermination et d’humanité d’une très jeune femme, Aimée Stitelmann, et de celles et ceux qui comme elle ont résisté au nazisme. Ils ont compensé en partie le manque de courage et de lucidité des autorités de l’époque.

Pour ces raisons, la Ville de Genève remercie chaleureusement Aimée Stitelmann et lui remet la médaille «Genève reconnaissante» 2004.

Christian FERRAZINO