Noire de peau... et blackboulée

Noire de peau… et blackboulée

Ne dites pas le Gotha, mais bien La Gottaz, nom d’un EMS de prestige qui se présente ainsi sur son site: « Maison de maître du XVIIIe siècle située aux abords de Morges, au cœur d’un parc de
12000 m2 comprenant une volière et un étang (…)Selon la philosophie du Domaine, les résidents disposent d’un maximum de liberté. Par exemple, les heures de visites sont libres, le petit-déjeuner est apporté en chambre à l’heure souhaitée par le résident. Ils profitent régulièrement des concerts et des nombreuses autres animations et ont, par ailleurs tout loisir de recevoir leurs proches au restaurant ou dans le magnifique salon XVIIIe de la maison de maître.»
Evidemment, tout cela à un prix: jusqu’à 15000 francs par mois. On est donc dans le beau monde. Pas le Gotha de la noblesse, mais, disons, le gratin de la fortune. La Gottaz fait partie du groupe Boas, qui appartient aux mêmes propriétaires, Anne et Bernard Russi. Le groupe tire son nom de la Bible, qui désigne ainsi l’une des colonnes se dressant devant le temple de Salomon. Boas signifie «en lui est la force». On a des références et de l’élévation de pensée, chez Boas.

Et des clients tellement difficiles, que la directrice de La Gottaz, Anne Russi en personne, a refusé d’embaucher une veilleuse noire, en lui expliquant sans détour que la couleur de sa peau risquait d’incommoder ses résident-e-s. Comme une veilleuse de nuit est seule dans l’établissement durant quelques heures, pas moyen d’offrir une autre solution à ces patient-e-s offusqués. D’où risque de maltraitance. Des résident-e-s, bien sûr, qu’alliez-vous croire!

La lettre de lecteur écrite par le mari en défense de son épouse et copropriétaire évoque l’insupportable: «Les soins en établissement médicosocial impliquent souvent la nudité; une femme peut accepter de ne pas être soignée par un homme pour cette raison (sic). On n’accepte pas volontiers de partager son intimité.»
(24 Heures, 28.08.2004). Main noire sur peau blanche dénudée: le vieux fantasme de l’imaginaire colonial ressurgit «naturellement».

Bon pour les carottes,
les Noires!

Choquée et déstabilisée par ce refus, l’aide-soignante s’est ensuite engagée dans un combat qu’elle veut exemplaire, pour que ses enfants ne soient, eux au moins, plus jamais confronté à cette situation. Seulement voilà, aucune norme légale suisse ne prévoit de combattre le racisme lorsqu’il se manifeste par un refus d’embauche. D’où le recours, par la plaignante et son avocat, au droit du travail et à l’article 328 du Code des obligations (sur la protection et le respect de la personnalité du travailleur par l’employeur). Une voie délicate et tortueuse, dans laquelle une première manche a été gagnée, puisque le Tribunal des prud’hommes s’est déclaré compétent en novembre 2004 et a procédé, début février 2005, à une première audience des témoins. La direction de La Gottaz y a réaffirmé son point de vue discriminatoire. «Elément précieux et estimé, qui ne fait de mal à personne» quand il s’agit de peler les carottes, une Noire ne peut être imposée à «une personne qui ne supporte pas d’être soignée» par elle. Pourtant d’autres EMS ont su, avec un peu de pédagogie et de patience, faire un sort à ces préjugés inadmissibles. Le groupe Boas, qui «veille au respect des valeurs auxquelles il est attaché», en a, il est vrai, une vision singulièrement étroite: «dans les grandes lignes, ces valeurs sont centrés sur l’éthique commerciale propre aux entreprises privées».

Il fallait évidemment une caution scientifique à cette pratique raciste. Le sociologue médiatique Ueli Windisch, professeur à l’Uni de Genève et agent conservateur, l’a apportée avec sa profondeur habituelle: pas de raison de crier à la xénophobie pour autant, notamment en Suisse, où l’on est pas plus raciste qu’ailleurs. Du reste, «une société n’est pas un Lego qu’on assemble à sa guise» (Tribune de Genève du 23.8.04). C’est bien vrai, ça, d’autant plus que le Lego est un jeu hautement subversif. Il comporte depuis toujours des pièces de couleurs…

Daniel SÜRI