L'altermondialisme: d'où vient-il, où va-t-il?

L’altermondialisme: d’où vient-il, où va-t-il?

«L’Altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause», vient de paraître aux éditions Flammarion, sous la direction d’Eric Agrikoliansky, d’Olivier Fillieule et de Nonna Mayer. Il rassemble des contributions issues d’un colloque qui s’est tenu à Paris, à la fin 2003. Afin de discuter d’un certains nombres de thèmes abordés par cet ouvrage, nous nous sommes entretenus avec l’un de ses coordinateurs, Olivier Fillieule, professeur de sciences politiques à l’Université de Lausanne, ainsi qu’avec un acteur de premier plan du mouvement, Christophe Aguiton. En somme, nous avons cherché à établir le dialogue entre un chercheur et le sujet de sa recherche…

Le succès de slogans comme «Le monde n’est pas une marchandise», «Un autre monde est possible», ou «Nos vies valent mieux que leurs profits», n’est-il pas inconcevable sans la perception croissante, massive, et de plus en plus universelle, d’un lien de cause à effet entre la croissance des inégalités sociales à l’échelle planétaire et la mondialisation néolibérale? Ce livre ne tend-il pas à détacher de façon un peu arbitraire le mouvement altermondialiste des nouvelles contradictions du capitalisme globalisé?

Olivier Fillieule: Au contraire. Le livre se donne pour objet central de rendre compte des conditions du succès de l’émergence de la thématique altermondialiste. Pourquoi, au tournant des années quatre vingt dix, ce lien fait entre mondialisation libérale et croissance des inégalités au sud comme au nord prend-il une telle force de persuasion? La réponse n’est évidemment pas à chercher dans l’aggravation effective de ces inégalités, qui datent de bien plus longtemps, mais plutôt dans le travail politique mené par les organisations altermondialistes pour convaincre et rendre manifeste, on pourrait dire visible, cet état de fait. Il a fallu encore, et le livre essaie de le montrer, que le contexte politique devienne favorable à l’expression d’une telle rhétorique et à la convergence de vue entre des organisations dont peu de choses pouvaient laisser penser au départ qu’elles pourraient un jour travailler ensemble. Je pense par exemple aux différents courant anarchistes, ou encore aux syndicats agricoles.

Christophe Aguiton: L’introduction des trois coordinateurs insiste à juste titre sur les filiations et sur le jeu des acteurs-trices qui ont permis l’émergence du mouvement altermondialiste, le lien avec les transformations majeures que connaît le monde aujourd’hui y est beaucoup moins présent. Le livre précise à juste titre que la mondialisation est voulue par les Etats dominants et que, plus qu’à un retrait, nous assistons à un redéploiement de la forme et du rôle de ces Etats. Mais il faut prendre en compte l’ampleur des transformations du capitalisme et ses conséquences pour les mouvements sociaux. Pour en rester au monde de l’entreprise, la tendance générale à l’externalisation de fonctions essentielles – allant parfois jusqu’à l’ensemble des unités de fabrication – change à l’évidence les conditions du combat syndical. Le syndicalisme américain, qui a été confronté le premier à ces évolutions, a mis en place, dès les années 1990, de nouvelles alliances, sur le plan international comme sur le plan social, en se liant aux ONG et aux mouvements étudiants dans les campagnes «clean clothes» (pour le boycott des marques qui surexploitent les salarié-e-s). C’est ce qu’on mis en évidence, à un niveau plus général, Luc Boltansksi et Eve Chiapello, avec la notion d’isomorphie utilisée pour décrire le parallélisme entre les transformations des formes du capitalisme – des entreprises ou des institutions internationales – et celles des organisations qui en font la critique.

Le sous-titre du volume, «la longue histoire d’une nouvelle cause», mais aussi le choix des contributions, insistent sur les filiations du mouvement altermondialiste avec une série de mouvements et de mobilisations antérieures: tiers-mondisme et mouvements paysans d’origine chrétienne, crise de l’extrême gauche des années 80 et retour des thématiques libertaires, ruptures du syndicalisme majoritaire et rôle des médias alternatifs, etc. Pourquoi une telle insistance sur les fondements plus «anciens» du mouvement?

Olivier Fillieule: Un mouvement social ne naît jamais à partir de rien. Il est porté par des générations militantes antérieures et sa rhétorique s’appuie sur des répertoires en partie existant. Contre le mythe de l’immaculée conception des mouvements sociaux, dont les mouvements eux-mêmes se réclament bien souvent, il est nécessaire de démêler effectivement les filiations intellectuelles et les reconversions militantes qui rendent possible, à un moment donné, l’émergence d’une cause. C’est au prix d’une attention précise aux fondements «anciens» du mouvement que l’on peut comprendre sa structuration et ses lignes de force. Cela ne signifie pas bien sûr, nous le soulignons dans l’ouvrage, que l’altermondialisme n’est rien d’autre qu’une vaste opération de reconversion de causes anciennes et que l’on n’y trouve rien de nouveau, en termes idéologiques ou de nouvelles générations militantes.

Christophe Aguiton: C’est l’un des apports les plus important de ce livre. S’il est important de pointer les césures et les transformations, il faut aussi comprendre les continuités ou, plus exactement, les continuités et les points d’inflexion dans la trajectoire d’un syndicat ou d’un collectif militant. Ainsi, en France, les coordinations de la fin des années 80 ont diffusé des pratiques d’auto-organisation horizontales qui ont été reprises par les militant-e-s qui allaient construire les syndicats SUD, puis réinvesties dans le mouvement altermondialiste. Le livre permet de comprendre le rôle de différents types de mouvements, chrétiens, paysans, «tiers-mondistes», etc. dans la genèse du mouvement altermondialiste en France.

La base militante actuelle du mouvement est largement portée par une nouvelle «génération politique», née dans les années 80. Elle a développé sa conscience sociale spécifique au cours des années 90, alors que la mondialisation économique et sociale progressait rapidement. Dans ce livre, l’expérience et la culture de cette «génération politique» paraissent largement négligées. On a parfois l’impression qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil… Pourquoi une telle perspective?

Olivier Fillieule: Dans le livre, il est vrai que nous n’avons pas mobilisé de données concernant la sociographie des militant-e-s de l’altermondialisme. Cela a été fait par ailleurs, dans des enquêtes menées à la fois à l’occasion du G8 d’Evian et du Forum social européen de Paris Saint Denis. Sur la base des résultats maintenant publiés1, l’on constate effectivement que ce mouvement rassemble, autour d’activités communes, des générations militantes très diversifiées, si bien qu’y coexistent à la fois des primo-militant-e-s plutôt jeunes et des militant-e-s chevronnés, dont les ressources acquises dans les luttes antérieures trouvent à s’actualiser dans cette nouvelle cause, étant entendu qu’il n’y a pas opposition entre ces groupes mais bien au contraire continuum de position. Par ailleurs, du fait de la forme prise par les mobilisations altermondialistes, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que celles-ci auront des effets durables sur les personnes y prenant part. La forte médiatisation des occasions protestataires (contre-sommets, forums, etc), mais également l’intense déploiement de force qui les accompagne et les formes nouvelles de répression qui les encadrent contribuent à rapprocher le militantisme alter d’un «militantisme à haut risque», dont on sait par tout un ensemble de travaux qu’il génère plus que d’autres des formes de réorientation de carrières militantes et plus généralement des trajectoires individuelles. Il y a donc bien entendu du nouveau, en ce sens que se constitue là des forces vives contestataires dont on peut faire l’hypothèse qu’elles pourraient jouer un rôle croissant à l’avenir dans la résistance à l’ordre néolibéral.

Christophe Aguiton: Quiconque a participé aux manifestations qui ont lancé le mouvement altermondialiste a été frappé par la jeunesse des manifestant-e-s, une tendance que l’on retrouve dans les mobilisations contre la guerre en Irak. Nous assistons probablement à l’un de ces moments fondateurs qui crée une génération militante, comme l’ont été les années d’après-guerre où celles qui ont suivi mai 1968. Il est donc particulièrement important de comprendre ce qu’il y a de spécifique dans la culture et les pratiques de ce mouvement. Cette culture se construit dans le melting-pot des luttes qui se développent dans des espaces nationaux, et elle est donc marquée de la spécificité des apports des générations antérieures: le poids des partis politiques est, par exemple – et pour en rester à l’Europe – plus important en­ ­ ­ Grèce ou en Italie, qu’en France, et surtout dans l’Etat espagnol.

Mais les mobilisations internationales et les transformations du cadre dans lequel elles se développent – y compris quand elles se déroulent sur le plan local ou national – produisent des effets similaires et donnent des traits très particuliers à la culture de cette nouvelle génération militante. L’exemple peut-être le plus déroutant, pour un militant issu des années 70, est le rapport aux organisations. Aucune structure ne profite de cette vague de mobilisations: en France les syndicats ne recrutent pas, malgré les grèves de 1995 et de 2003, les associations ancrées sur le terrain altermondialiste, comme ATTAC, ont connu un succès lors de leur lancement, mais leurs effectifs plafonnent, le mouvement anti-guerre ne décolle pas et les organisations de jeunes restent minuscules… Pour certains-es, c’est la preuve de l’inexistence du mouvement altermondialiste, qui serait au mieux une vague passagère. Mais cette analyse ne permet pas de comprendre l’ampleur du rejet du néolibéralisme – que confirment régulièrement les sondages d’opinion – et laisse désemparé face à la succession des vagues de mobilisations, comme nous le voyons aujourd’hui en France avec le mouvement lycéen et les grèves massives des salarié-e-s du secteur public. L’étude des caractéristiques de cette nouvelle période militante est à faire, mais le livre coordonné par Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule et Nonna Mayer livre des indications précieuses.

Entretien réalisé par Jean BATOU

  1. Voir Agrikoliansky Isabelle et Sommier Isabelle, Radiographie du mouvement alter mondialiste français, le deuxième forum social européen, Paris, la Dispute, 2005. et Fillieule Olivier, Agrikoliansky Eric et Mayer Nonna, Militants de l’altermondialisme, Politix, déc 2004.