Grippe aviaire: le point de non-retour?

Grippe aviaire: le point de non-retour?

Une grippe aviaire mortelle a pris son envol. La première oie à tête barrée a déjà rejoint ses quartiers d’été sur les rives du fleuve Cauvery, dans l’Etat indien méridional de Karnakata. Dans les dix semaines à venir, ce seront encore 100’000 oies, goélands et cormorans qui auront quitté leur habitat estival du lac Qinghai, en Chine occidentale, pour faire route vers l’Inde, le Bangladesh, le Myanmar et même l’Australie. Un nombre inconnu de ces magnifiques oiseaux migrateurs seront porteurs du H5N1, le sous-type de grippe aviaire qui a tué 61 personnes en Asie du Sud-est et que l’OMS soupçonne d’être sur le point de muter en une forme pandémique. En arrivant dans les régions occidentales de l’Asie du Sud, ces oiseaux vont excréter le virus dans l’eau, où il risque d’être transmis aux oiseaux migrateurs aquatiques d’Europe et aux volailles domestiques.

L’irruption de la grippe aviaire autour du lac Qinghai a été observée d’abord, à la fin du mois d’avril, par les offi­­­­ciels chargés de contrôler la faune sauvage en Chine. Au départ, elle était confinée à une petite île de cet immense lac salé, où les oies sauvages ont commencé à être prises de spasmes, à tomber et à mourir. A la mi-mai, elle avait atteint l’ensemble de la population avicole du lac, tuant des milliers d’oiseaux. Un ornithologue a pu parler « de l’épidémie la plus violemment mortelle et la plus étendue jamais observée parmi les oiseaux sauvages ».

La grippe aviaire du lac Qinghai

Pendant ce temps, les scientifiques chinois étaient horrifiés par la virulence de cette nouvelle souche: lorsque des souris en étaient infectées, elles mouraient plus vite encore que lorsqu’on leur injectait le «génotype Z», la terrible variante du H5N1 qui a tué des paysans et leurs enfants au Vietnam (ces deux espèces sont d’ailleurs mortelles à 100% pour les souris).

En juillet, Yi Guan, le responsable de la fameuse équipe de spécialistes de la grippe aviaire, qui combat cette pandémie menaçante depuis 1997, a dénoncé le caractère inadéquat de la réponse des autorités chinoises face à la conflagration biologique sans précédent qui touche le lac Qinghai (Guardian , Londres).

« Ils n’ont pris pratiquement aucune mesure pour contrôler ce foyer épidémique. Ils auraient dû faire appel au soutien international. Ces oiseaux vont aller en Inde et au Bangladesh, et là, ils vont rencontrer des oiseaux en provenance d’Europe ». Yi Guan appelle à la constitution d’une cellule de crise internationale afin de surveiller cette pandémie parmi les oiseaux sauvages et d’obtenir l’assouplissement des règles qui restreignent la libre circulation des scientifiques étrangers dans les zones touchées en Chine.

Les dissimulations de la Chine

Dans un article publié dans Nature , Yi Guan et ses associés révèlent aussi que la souche du lac Qinghai est apparentée à celle de foyers épidémiques non déclarés de H5N1 parmi les oiseaux du sud de la Chine. Ce ne serait pas la première fois que les autorités chinoises seraient accusées de dissimuler un risque d’épidémie. Elles avaient aussi menti sur la nature et l’ampleur de l’épidémie de SRAS (Syndrome respiratoire aigu sévère) en 2003, qui était aussi originaire du Guangdong, avant de contaminer rapidement 25 autres pays. Comme pour ceux qui avaient révélé le SRAS, la bureaucratie chinoise essaie maintenant de bâillonner les scientifiques spécialistes de la grippe, fermant l’un des laboratoires de Yi Guan à l’Université de Shantou et investissant le ministère très conservateur de l’agriculture de nouveaux pouvoirs sur la recherche.

Pendant ce temps, tandis que des scientifiques indiens surveillent anxieusement les sanctuaires d’oiseaux du sous-continent, le H5N1 a atteint les abords de Lhasa, la capitale du Thibet, la Mongolie occidentale et, plus préoccupant encore, il a touché les poulets et les oiseaux sauvages des alentours de la capitale sibérienne de Novosibirsk.

En dépit d’efforts désespérés pour surveiller l’état de santé de la volaille locale, les experts du ministère russe de la santé ne sont pas optimistes sur la possibilité de contenir l’épidémie à l’est de l’Oural. Chaque automne, les oiseaux sauvages de Sibérie migrent vers la mer Noire et l’Europe du Sud; une autre route migratoire mène aussi en Alaska et au Canada.

Dans l’attente de cette prochaine, et peut-être inévitable étape, dans le circuit mondial de la grippe aviaire, la volaille moscovite est attentivement surveillée, les scientifiques d’Alaska étudient les oiseaux migrateurs qui passent le détroit de Bering, et même les Suisses observent par-dessus leurs épaules les canards à crête noire et les milouins qui arrivent d’Eurasie.

L’expansion du H5N1 humain

L’épicentre du H5N1 humain est aussi en expansion: à la mi-juillet, les autorités indonésiennes ont confirmé qu’un père et ses deux filles sont morts de la grippe aviaire dans un quartier privilégié de Djakarta. De façon surprenante, cette famille n’avait eu aucun contact connu avec la volaille, ce qui a suscité une quasi-panique dans le quartier, lorsque la presse s’est mise à spéculer sur la possible transmission de cette maladie entre humains.

Au même moment, cinq nouveaux foyers d’infection se sont déclarés parmi la volaille en Thaïlande, portant un coup terrible à la grande campagne nationale en cours, hautement médiatisée, pour éradiquer la maladie. Simultanément, les officiels vietnamiens renouvelaient leur appel à une aide internationale accrue, le H5N1 ayant fait de nouvelles victimes dans ce pays, qui demeure l’un des principaux foyers d’inquiétude pour l’OMS.

Ce qui compte en réalité, c’est que la grippe aviaire est désormais endémique et probablement impossible à éradiquer parmi la volaille du Sud-Est asiatique, et qu’elle semble actuellement se répandre à la vitesse d’une pandémie parmi les oiseaux migrateurs, avec le potentiel de toucher la terre entière durant l’année à venir.

Chaque nouvelle conquête du H5N1 – que ce soit parmi les canards de Sibérie, les cochons d’Indonésie ou les être humains au Vietnam – offre une nouvelle opportunité à ce virus, qui évolue rapidement, pour développer la mutation génétique – ou simplement la protéine dont il a besoin – pour devenir un tueur de masse parmi les humains.

Cette multiplication exponentielle de points chauds et de réservoirs silencieux (comme parmi les canards infectés qui ne présentent aucun symptôme) explique pourquoi le chorus d’avertissements venant des scientifiques, des responsables de la santé publique et, finalement, des gouvernements, est devenu si bruyamment insistant au cours de ces derniers mois.

Le monde n’est pas prêt

Au début du mois d’août, le nouveau secrétaire US à la santé, Mike Leavitt, a confié à Associated Press, qu’une pandémie de grippe était aujourd’hui une «certitude absolue», faisant écho à des avertissements répétés de l’OMS sur son caractère «inévitable». De la même manière, la revue Science a noté que les experts évaluaient la probabilité d’une irruption globale à «100%».

Dans le même esprit macabre, la presse britannique a révélé que les agents gouvernementaux prospectaient le pays pour trouver les sites appropriés à des cimetières de masse, se basant sur des scénarios officiels, selon lesquels la grippe aviaire pourrait tuer jusqu’à 700’000 Britanniques. Le gouvernement Blair conduit déjà des simulations d’urgence sur l’irruption d’une pandémie («Operation Arctic Sea») et aurait chargé «Cobra» – un groupe de travail établi dans un QG secret à Whitehall pour coordonner les réponses gouvernementales aux situations d’urgence nationale, comme les récents attentats de Londres – de s’occuper d’une éventuelle crise de grippe aviaire.

Washington ne fait pas montre de la même résolution churchillienne. Bien qu’un sentiment d’extrême urgence soit évident au National Institute of Health , ou le tsar de la planification de la lutte contre les pandémies, le Dr Anthony Fauci, dénonce « la mère de toutes les infections émergentes », la Maison Blanche semble encore moins préoccupée par la migration des épidémies que par les carnages gratuits en Irak.

Tandis que le Président faisait ses bagages pour de longues vacances au Texas, une grande ONG, le Trust for America’s Health , avertissait que l’état de préparation du pays face à une pandémie accusait un important retard par rapport aux mesures énergiques prises en Angleterre et au Canada, et que l’administration avait échoué « à établir une stratégie US cohérente, rapide et transparente contre le risque de pandémie ».

Le sénateur républicain du Tennessee, Bill Frist, un intervenant de plus en plus indépendant, avait déjà critiqué l’administration, au début du mois de juin, à l’occasion d’une conférence donnée à Harvard, aussi extraordinaire que peu médiatisée. Faisant référence à l’échec de Washington dans le stockage de réserves adéquates de l’agent anti-viral crucial qu’est l’Oseltamivir (ou Tamiflu), Frist relevait sarcastiquement que « pour acquérir plus de cet antiviral, il nous faudrait faire la queue derrière l’Angleterre, la France, le Canada et d’autres, qui ont déjà passé commande pour des dizaines de millions de doses. »

La page éditoriale du New York Times (17 juillet), de même que divers articles dans un numéro spécial de Nature (26 mai) et de Foreign Affairs (juillet-août), ont aussi mis en évidence l’incapacité de Washington à stocker assez de ces rares anti-viraux (les réserves disponibles couvrent moins de 1% de la population) et à moderniser la production de vaccins. Même quelques sénateurs démocrates de premier plan se sont mis en mouvement, aucun d’eux n’ayant cependant été aussi courageux que Frist à Harvard.

Vaccins, antiviraux et profits

Le Département de la Santé a cherché à calmer ces critiques par des hausses de dépenses dans la recherche de vaccins et le stockage d’antiviraux. On a aussi fait beaucoup de battage officiel autour de tests couronnés de succès, au début du mois d’août, sur un vaccin expérimental contre la grippe aviaire. Mais il n’y a aucune garantie pour que ce prototype de vaccin, basé sur une souche de H5N1 produite par manipulation génétique, soit efficace contre la souche pandémique contenant des gènes et protéines différents. De surcroît, cet essai réussi reposait sur l’administration de deux doses successives plus un rappel. Etant donné que le gouvernement n’a commandé que deux millions de doses de ce vaccin au géant pharmaceutique Sanofi-Pasteur, elles ne pourraient donc prémunir que 450000 personnes.

S’orienter vers une production sur une plus large échelle prendrait de nombreux mois; un tel tournant serait entravé par une technologie obsolète dans la production de vaccins, qui repose sur une fourniture aussi limitée que vulnérable d’œufs de poulets fertiles. Cela impliquerait aussi de renoncer à la production annuelle de vaccin trivalent contre la grippe.

De même, les nouvelles commandes de Washington en antiviraux, comme le prédisait le sénateur Frist, devront attendre que les autres clients de la seule fabrique de Tamiflu, en Suisse, soient servis.

En bref, c’est une bonne nouvelle que les tests de vaccin aient été positifs, mais cela ne change rien au jugement du New York Times (17 juillet), comme quoi « il n’y a pas assez de vaccins ou d’antiviraux disponibles pour protéger plus qu’une poignée de gens, et aucune capacité industrielle de produire beaucoup plus de ces médicaments rapidement ».

De surcroît, la plus grande partie du monde, en particulier les pays pauvres de l’Asie du Sud et de l’Afrique, n’auront accès ni à ces coûteux antiviraux ni à ces rares vaccins. Il est même douteux que l’OMS dispose du minimum de moyens pharmaceutiques pour répondre à un premier foyer d’infection.

Le Tamiflu de Roche et
la propriété intellectuelle

De récentes études théoriques d’épidémiologie mathématique, à Atlanta comme à Londres, ont nourri l’espoir qu’une pandémie pourrait être étouffée dans l’oeuf si 1 à 3 millions de traitements d’Oseltamivir (Tamiflu) étaient disponibles pour circonscrire la contagion dans un rayon préventif approprié autour des premiers cas.

Après des années d’effort, cependant, l’OMS a seulement réussi à disposer d’un stock de 123’000 doses de Tamiflu. Bien que Roche ait promis de lui en donner plus [3 millions, ndlr], la ruée des pays riches sur le Tamiflu entre en concurrence avec les efforts de l’OMS.

Quant à un «vaccin mondial», universellement disponible, cela demeure une chimère sans espoir, pour autant que des milliards de dollars supplémentaires ne soient pas engagés par les pays riches, avant tout par les Etats-Unis, et même dans ce cas, il serait déjà sans doute trop tard.

Comme s’en plaignait récemment le
Dr Michael Osterholm, le directeur du Center for Infectious Desease Research and Policy de l’Université du Minnesota, « Les gens n’auront pas ce qu’il faut ». « Si on lançait ce soir une réponse du type projet Manhattan pour augmenter la production de vaccins et de médicaments, nous ne pourrions avoir un impact mesurable sur la mise à disposition de ces produits critiques pour faire face efficacement à une pandémie mondiale avant plusieurs années

«Quelques années», voilà un luxe que Washington a déjà dilapidé. La meilleure estimation, tandis que les oies ont pris leur envol vers l’Ouest et le Sud, c’est que nous n’avons presque plus de temps. Comme le directeur de l’OMS pour le Pacifique occidental, Shigeru Omi, le disait à un meeting de l’ONU, à Kuala Lumpur, au début juillet: « Nous avons atteint le point de non retour ».

Mike DAVIS*

* Mike Davis enseigne la théorie urbaine au Southern California Institute of Architecture. Deux ouvrages de Mike Davis ont été traduits en français: City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte, 2000 et Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte, 2003. Malheureusement, Ecology of Fear, Picador, New York, 2000, Dead Cities. And Other Tales, The New Press, New York, 2004, et le tout récent A Monster a t Our Door, The Global Threat of Avian Flu, New Press, New York, 2005, ne sont pas encore disponibles en français. Un dernier livre du même auteur est sous presse: Planet of Slums, Londres, Verso.