L'amiante, de Brest à Alang: ces navires ne cessent de tuer

L’amiante, de Brest à Alang: ces navires ne cessent de tuer

De la construction des navires à leur démolition, l’amiante continue de tuer.
A Paris, le 15 octobre dernier, 4000 manifestant-e-s soutenaient les victimes de l’amiante et leurs proches pour exiger que leurs employeurs, responsables de leurs souffrances et de leur mort, soient enfin jugés. Parmi elles, les veuves des travailleurs des chantiers navals, de Dunkerque.

Pourtant l’amiante qui tapissait jadis les cales des navires n’a pas fini faire des victimes, puisqu’étant obsolètes, ils seront récupérés par ceux et celles qui les démoliront pour survivre. Ces nouvelles expositions à l’amiante ont lieu loin des pays où il a été interdit et où les victimes peuvent revendiquer d’être soignées et indemnisées. C’est en Inde, sur les plages d’Alang, que devrait être démantelé le porte-avion Clémenceau, gloire de la marine française et honte de son Etat pollueur-empoisonneur. Comment s’assurer que la protection de nos vies d’Européens ne se fasse pas au prix de la dégradation de celle des populations des pays appauvris?

Cadeaux empoisonnés

Nos vieux navires, ces rebuts des pays riches, ne peuvent que soulager la misère des ferrailleurs du monde d’en bas. Certes, au taux d’extraction actuel, la pénurie de minerai de fer ne poindrait que vers 21251. Cependant, comme pour toute autre ressource naturelle, sa consommation croît de façon exponentielle2. L’extraction de minerai de fer dans le monde est passée en dix ans, de 825 à 1225 millions de tonnes (2004) et, cette année là, la Chine en absorbait le 29%3, la demande de la Chine, représentant près de 95% de la croissance de la consommation mondiale d’acier4. Cette accélération de la demande a provoqué une hausse brutale de 100% du prix du minerai de fer depuis 2002. On comprend donc que le fer des navires, présent sous la forme déjà élaborée d’acier, soit si convoité.

Avec ses 24200 tonnes, le porte-avion Clémenceau est une «aubaine» pour les 25000 à 40000 personnes qui travaillent sur les plages d’Alang. Mais cette manne contient aussi 210 tonnes d’amiante, sans compter les nombreuses autres substances toxiques, qui pour la plupart ont été interdites depuis que ces navires ont été construits, il y a 20 ou 30 ans. Leur démolition, qui implique que l’acier soit découpé au chalumeau, entraîne une contamination de l’air, des sols et des eaux, hautement nocive pour les hommes et l’environnement. Tous les risques professionnels, physiques et chimiques – chutes, effondrements, incendies, explosions, intoxications, empoisonnements, électrocutions, asphyxies… – sont concentrés sur ces chantiers: « la démolition des navires est l’un des métiers les plus dangereux », au point qu’« il est peu probable que les pays d’Europe s’intéressent à cette activité, qu’ils jugent trop dangereuse et trop onéreuse »5. Qu’en sera-t-il des risques de contamination radioactive, lorsque le porte-avion nucléaire Charles de Gaulle, qui a remplacé le Clémenceau, sera envoyé à la casse?

Pas dans mon arrière-cour

C’est donc vers des décharges lointaines, cachées aux regards des champions de la protection de la santé, de l’environnement et du développement durable, que le capitalisme se débarrasse des déchets de son délire productiviste, dont les navires de ses guerres de conquête et de ceux qui leur en apportent le précieux butin. La flotte en service est aujourd’hui d’environ 100000 navires6. Près d’un millier y sont démolis annuellement, la plupart, sur les plages du Bangladesh, du Pakistan ou de l’Inde, où les fortes marées facilitent leur échouage. À Alang, à 300 km au nord de Mumbai, plus de 2000 navires ont déjà été dépecés pendant la trentaine d’années d’activité. C’est là que le porte-avion Clémenceau, mis à l’eau à Brest en 1957, puis vendu en 2003, devrait échouer pour être démoli dans les pires conditions d’hygiène et de sécurité.

C’est encore à Brest, que fut armé le France, rebaptisé Norway avant d’être voué à la démolition sauvage. Comme pour le Clémenceau, sa charge d’amiante toxique étant supérieure à celle de sa riche ferraille, il fut offert, pour s’en débarrasser, pour un euro symbolique, car « désamianter l’ex-France représente un coût supérieur au prix actuel du navire »7. Des milliers de navires sont ainsi «désamiantés» au prix bradé de la vie, de la souffrance et du total mépris de la dignité humaine.

Double standard

« La seule manière sûre de démolir les navires consisterait à le faire dans les chantiers navals […], en deux semaines, alors que cela prend plus de six mois sur une plage »8. Mais ces chantiers navals devraient alors respecter les normes de sécurité en vigueur, et comme cela coûte cher, les armateurs préfèrent envoyer leurs épaves là où la prévention peut être négligée. Parmi ces normes, la Convention de Bâle, signée pourtant par la France et l’Inde, qui interdit l’exportation de déchets dangereux; un règlement de la CEE interdisant toute exportation de déchets destinés à être éliminés; le Code de l’Environnement stipulant que l’exportation de déchets doit être interdite, lorsque leurs recycleurs n’ont pas les moyens de protéger la santé des travailleurs-euses chargés de leur élimination9; une recommandation, fort précise de l’OIT censée protéger les travailleurs des risques lors de la démolition des navires…10 Force est de constater que ces garde-fous, qu’ont dû se donner les Etats sous pression de leurs travailleurs-euses ne sont que de belles paroles, lorsque les profits des armateurs souffriraient du moindre manque à gagner.

Agir «global»!

C’est Greenpeace qui dénonçait déjà en 1998 les conditions de travail imposées aux ferrailleurs indiens, forcés de démolir des navires sans avoir été préalablement décontaminés11, c’est Ban-Asbestos-France qui a dénoncé publiquement le scandale du Clémenceau12, ce sont les «Veuves de l’amiante», organisées dans ANDEVA13 qui osent crier que c’est bien l’amiante qui a tué leurs maris, salariés aux chantiers navals de Dunkerque, et qui exigent le jugement des responsables pour les empêcher de récidiver… Cela démontre que les résistances actuelles doivent fédérer les groupes œuvrant de part le monde dans les domaines les plus divers: défense de l’environnement, des conditions de travail, de la santé humaine.

La catastrophe de l’amiante nous force à penser «local» et à agir «global», soit dénoncer les maux dont nous souffrons ici et maintenant pour qu’ils n’affectent plus l’ensemble des êtres humains vivants et à naître. Soutenons donc la lutte contre les empoisonneurs par l’amiante car elle est emblématique de toutes celles qui s’opposent au contrôle discrétionnaire du Capital sur la production, les ressources et la vie sur la Planète!

François ISELIN

  1. H. Scheer, Le solaire et l’économie mondiale , Solin 2001.
  2. Voir F. Iselin, «Plus dure sera la chute», solidaritéS n° 74.
  3. CNUCED, 2005.
  4. Chambre de commerce et de l’industrie de Paris.
  5. OIT, «Sécurité et santé dans le secteur de la démolition de navires», Genève, oct. 2003.
  6. Avec ses 20 navires de haute mer, la Suisse a la plus grande flotte des Etats sans littoral, dont il serait prudent de surveiller la destruction.
  7. Marianne Frey, «Un France pour un euro», http://mers.france3.fr, 15.10.2005.
  8. Paul J. Bailey, «Peut-on améliorer les conditions de démolition des navires?», OIT, Genève 2000.
  9. ANDEVA, Désamiantage du Clémenceau, n° spécial, été 2005.
  10. OIT, art. cité.
  11. Magazine Greenpeace , hiver 2003.
  12. Annie Thébaud-Mony et Henri Pézerat, «La ballade du Clémenceau», Ban Asbestos France, sept 2003. Ce rapport peut être obtenu par simple courriel à <info@caova.ch> ou en tapant «La ballade du Clemenceau» sur Google.
  13. Association nationale de défense des victimes de l’amiante, France.