Lucien F. gréviste à la Boillat
Lucien F. gréviste à la Boillat
Trois heures du matin, lusine
Boillat (Swissmetal) de Reconvilier paraît
endormie. Mais elle est occupée par léquipe de nuit au
grand complet. Certains jouent aux échecs, dautres discutent;
un groupe de Turcs sest isolé: il joue aux cartes, depuis près
de trois semaines que dure la grève avec occupation, de 10heures du
soir à cinq heures du matin. Depuis une année Lucien F.travaille
de nuit à la Boillat, comme tréfileur. Avec son équipe,
il surveille les grandes machines qui fabriquent les «fils» métalliques.
Portrait dun gréviste parmi dautres.
Son père travaillait
déjà dans cette institution de la
vallée de la Tavannes quest la Boillat. Il y est entré il
y a vingt ans sur un coup de tête: «Je devais terminer mon
apprentissage dans quelques mois, jai croisé sur le chemin de
lusine un groupe damis qui mont dit: mais quest
ce que tu fais comme apprentissage, payé 300 francs par mois? Viens à «la
Boillat». Il y est resté. Et il est fier de son métier
de tréfileur.
Aujourdhui, le salaire dun tréfileur
oscille entre 3500 francs et 4000 francs par mois. Les tréfileurs les
mieux payés
du monde, selon leur «patron», Martin Hellweg. Il semble quil
ait oublié quen Suisse les loyers, les primes maladie, etc. ne
sont pas les mêmes quen Chine ou en Inde, proteste Lucien F. Avec
ce salaire, sa femme travaillant aussi, il a élevé ses deux enfants. «Pas
de quoi faire des folies, mais on a pu offrir chaque année des vacances à nos
enfants». Lun de ses fils est en Amérique, lautre
au chômage en attendant de faire son école de recrues. Comme la
plupart du personnel de «la Boillat», Lucien F.a joué à lEuromillion
et perdu. «Si javais gagné, jaurais racheté lusine!» Par
contre, ajoute t-il en souriant, je nai pas participé au service
religieux dans la fabrique, mon réveil na pas sonné!
Le
travail de trois ouvrier à deux
«Au début, dans les années quatre-vingt, lambiance était
très bonne, il y avait beaucoup de jeunes, on faisait parfois la foire.
Mais ces dernières années, la situation sest grandement
dégradée. Ils nous ont progressivement supprimé tous
les avantages sociaux: plus dinfirmière, plus de chèques
Reka, plus de participation à lachat de lunettes, plus doffres
dessence à un prix économique, blocage des salaires, etc.
Aujourdhui ceux-ci dépendent de la productivité, plus
de lancienneté. Les chefs, en tout cas certains dentre
eux, nous ont fait miroiter la perspective dune augmentation de salaire
si la production augmentait. On est parvenu à effectuer le travail de
trois ouvriers à deux, mais en alternant les pauses. Au bout du compte,
on sest fait rouler. On na pas reçu daugmentation
de salaire, on nous a dit que dans notre contrat, on pouvait nous imposer des
pauses alternées!»
Le travail de nuit volontaire est effectué sans
compensation financière.
Mais il ny a plus de différence fondamentale entre travail diurne
et nocturne à «la Boillat» tous travaillent partiellement
la nuit, quel que soit leur contrat. Léquipe du matin mexplique,
Maria, commence à cinq heures. «Il faut donc se lever au
milieu de la nuit pour aller travailler. La seconde équipe débute à deux
heures de laprès-midi et se termine aussi dans la nuit, à dix
heures du soir. Tout devient gris.»
Entre nous, la solidarité existe bel et bien
Le travail est physiquement pénible, au milieu dun
bruit assourdissant, qui nécessite lemploi de protections pour
louïe.
Il est encore plus pénible chez les fondeurs et ceux qui soccupent
des presses, qui manipulent des cylindres de métal rougissant de 40
kg dans une chaleur suffocante. «Quand je rentre chez moi à passé cinq
heures du matin je bois un verre de lait et je mendors tout de suite»,
raconte Lucien.
Il est difficile, épuisant, de mener une grève,
particulièrement
quand il faut occuper lusine la nuit aussi, afin dempêcher
la direction de faire main basse sur le stock de métal. À cela
sajoute le stress dun licenciement possible, dune éventuelle
défaite. Mais Lucien F. en sort moralement renforcé: «Nous
avons découvert quentre nous la solidarité existait bel
et bien, toute mon équipe vient occuper lusine chaque nuit. On
sest lié damitié avec des travailleurs étrangers
que lon ne faisait que croiser auparavant.»
Les travailleurs
de la Boillat nont pas fait détudes,
nont pas de connaissances encyclopédiques, mais ils possèdent
leur dignité et un courage exceptionnel, fruit dune analyse lucide
et intelligente de leur situation.
Daniel KÜNZI