Le voyage de Chihiro: une poésie engagée

Le voyage de Chihiro: une poésie engagée


On dit de lui «Le Disney japonais», mais jamais un surnom n’aura été moins bien choisi. Tout oppose Hayao Miyazaki au dessinateur américain, à commencer par leur antinomique vision politique. Le voyage de Chihiro, dernier film de ce poète du dessin animé, sort en Europe porté par les succès des précédentes réalisations Porco Rosso et Princesse Mononoké. Alliés à la mythologie japonaise, au goût du fantastique et à un dessin sublime, on y retrouve des thèmes chers au réalisateur comme la pollution, la critique de la société de consommation et l’exploration du monde du travail.



Hayao Miyazaki a été, avant de passer au dessin d’animation, un virulent militant syndicaliste. Il s’est nourri dans sa jeunesse d’idéaux marxistes pour assister ensuite au désengagement politique de sa génération, idéologiquement anesthésiée par la société de consommation japonaise. C’est cette amertume qui est à l’origine du personnage de Porco Rosso (1992), un ex-pilote italien de la Grande Guerre qui certes refuse le fascisme («je préfère être un cochon décadent qu’un fasciste» dit-il dans une des répliques du film) mais qui ne trouve pas la force de s’y opposer. L’impossibilité de rétorquer au totalitarisme envahissant (le récit prend place en 1929) le transforme en cochon, même si dans le film, cette métamorphose s’explique par le sort jeté par une sorcière. Le sens d’un communisme originel est à l’origine de références emblématiques, comme la chanson «Le temps de cerises» chantée par Gina, la propriétaire du local où se retrouvent les pilotes d’hydravion, secrètement amoureuse de Porco Rosso, qu’elle a connu lorsqu’il avait encore l’apparence humaine. Un appel au militantisme que le cinéaste revendique: «Pour moi la chute de la commune a été à l’origine du bolchevisme. Elle a donné la leçon d’un grand sacrifice. Quand j’étais jeune, je voulais être communiste et j’aimais beaucoup cette chanson. Je n’ai pas pu sauter le pas car j’étais en désaccord avec les régimes soviétique et chinois. Leur conception du communisme me paraissait fausse. Je me suis rendu compte que l’être humain ne pouvait pas être assez intelligent pour accomplir les idées de Marx.»1



C’est dans Princesse Mononoké que Miyazaki aborde très directement un autre thème qui lui est cher, la dégradation de la planète par la pollution. Il affirme également son intérêt pour les personnages féminins et particulièrement pour le travail des femmes: dans la citadelle-forge, où se situe le récit, le travail de fonderie est réalisé uniquement par des ouvrières. Dans Porco Rosso déjà, il montrait un atelier d’aviation de Milan où seules les femmes travaillent car les hommes sont partis chercher un emploi à l’étranger. Un thème qu’on retrouve également dans son dernier film: dans les bains de la ville fantôme, le travail et l’organisation de celui-ci sont réservés aux femmes. Thème récurrent donc, qui n’est pas qu’une dénonciation de mauvaises conditions de travail, puisqu’il montre aussi la position des femmes dans la société, au-delà des traditionnels rôles de fiancées à marier des dessins animés de Walt Disney.



Premier film d’animation à remporter l’Ours d’or au festival de Berlin, Le voyage de Chihiro vient d’arriver sur les écrans suisses. Chihiro a 10 ans, ses parents ont décidé de déménager dans une autre ville, la fillette doit donc abandonner sa maison, ses amies et amis, son école. Le long de la route pour la nouvelle demeure, une fausse déviation porte la voiture de la famille devant un étrange tunnel. De l’autre côté, surgit un parc de divertissements à l’abandon, devenu à première vue une ville fantôme, mais qui cache une florissante entreprise exploitée par Yubaba, une sorcière qui offre bains, massages et saunas aux esprits fatigués. La fillette se retrouve rapidement seule car ses parents se sont transformés en cochons après s’être jetés goulûment sur des montagnes de succulentes nourritures destinées aux hôtes de Yubaba. Abandonnée au milieu des esprits, Chihiro commence par se dématérialiser. Une sorte de prince lui enseigne que pour survivre et sauver ses parents elle n’aura d’autre choix que d’intégrer cette société fantasmagorique, y trouver du travail, tisser des liens de solidarité avec d’autres travailleuses et supporter les tyrannies de son employeur.



La métamorphose en cochon des parents, obnubilés par la nourriture, renvoie à Porco Rosso, elle rappelle le désengagement politique qui débouche sur l’abandon de toute tentative d’intervention dans la définition de la société. Ici, cela équivaut à une perte d’humanité. Avec cette fable socio-philosophique sur le passage à l’âge adulte, Miyazaki parcourt aussi ses sujets favoris: l’esprit puant d’une rivière finira par cracher sa pollution grâce à l’entêtement de Chihiro. Quant au travail féminin, il est à la fois exploitation et unique manière d’aboutir à une forme d’indépendance dans une société patriarcale. Le voyage de Chihiro vaut aussi pour ses magnifiques dessins, peints à la main dans la tradition des studios Ghibli crées par le cinéaste en 1984.



Gianni HAVER

  1. Hayao Miyazaki, interview de Gilles et Michel Ciment à Annecy le 4 juin 1993, POSITIF, juin 1995.